Vos textes de la proposition d’écriture N° 173 a été particulièrement émouvants à lire. Il fut beaucoup question des pauvres soldats de la Première Guerre mondiale, d’ancêtres aux origines modestes mais qui ont eu le courage de fuir la misère ou la mort.
Voici vos textes. Je vous en souhaite une belle lecture.
De Philippe (proposition d’écriture N° 172)
Les yeux de Maryse
En 2010, mon employeur ouvrait son nouveau siège social à Paris, regroupant, dans un même lieu, toutes ses activités. Seules, quelques agences commerciales restaient en fonction dans toute l’Ile De France.
C’est un lundi de mai 2010 que je m’asseyais à mon nouveau poste de travail. Le bureau ouvrait ses grands yeux sur la Seine ; pour des raisons de sécurité, pas d’ouverture des fenêtres. Nous étions au 7ème étage. Trois autres personnes se sont installées, Bastien, Mireille et Maryse.
Je connaissais Bastien et Mireille depuis une dizaine d’années, nous venions tous les trois du Val d’Oise. Maryse venait de nos anciens locaux des Yvelines. Cheveux mi-longs, blonde, femme jusqu’au bout de ses talons hauts, elle inonda le bureau de son sourire, de sa chaleur humaine naturelle. Elle s’installa en face de moi. C’était pour elle une nouvelle fonction dans une activité qu’elle ne connaissait pas et j’étais son tuteur. Au fil des jours, nous faisions connaissance, devenions presque amis. Elle me confia sa déception de ne pas avoir obtenu le poste de responsable de service ; la faute au regroupement !! était la raison donnée par son supérieur. Elle ne le croyait pas. Notre petite équipe fonctionnait aux mieux.
Et puis, il arriva, grand, mince, allure sportive, tenue impeccable. Il entra dans notre bureau, nous salua d’une poignée de main ferme et fit la bise à Maryse. C’était notre responsable de département ; il venait, également, des Yvelines. Maryse n’avait rien dit, juste un bonjour.
─ C’était mon chef, avant d’arriver ici, murmura-t-elle, son regard tourné vers la porte.
Elle s’est levée, quitta le bureau pour revenir une vingtaine de minutes plus tard. Plus de sourire. La journée se termina dans le plus grand calme. J’étais troublé, inquiet pour ma presque-amie. Quand elle quitta l’immeuble, j’étais à la machine à café ; elle passa devant moi accompagnée de Claude, notre responsable de département. Lui, était tout sourire, alerte ; elle, était comme statufiée.
Le lendemain, elle était redevenue notre Maryse. Je pensais m’être inquiété pour rien. Pourtant, comme la veille, Claude entra nous saluer, mais d’une façon beaucoup moins solennelle, et, à nouveau fit la bise à Maryse. Je remarquais que sa main s’appuya sur son épaule et descendit le long de son dos. Tout en sortant, se retournant à peine, il lui dit :
─ On mange ensemble à midi.
Maryse a juste dit « oui », mais dans ses yeux je vis la peur. Je lui proposais de prendre un café avec moi, elle me suivit mécaniquement. A ma question « qu’est-ce qu’il se passe ? », pas de réponse ; trois anciennes collègues sont arrivées.
─ On veut te parler. Tu vas bien ?
Je suis retourné à mon bureau et partagé mon inquiétude avec Mireille et Bastien. Bastien n’avait rien remarqué, Mireille était troublée. C’est elle qui prit les choses en main. Dès ce midi, elle se rapprocherait des trois femmes rencontrées à la machine à café pour en savoir plus.
A 13 heures, un SMS de Mireille me glaça ; Claude était devenu Toxique-Man. 14 heures, Maryse était de retour, fatiguée, ses yeux éteints. Mireille ferma la porte du bureau après avoir mis la pancarte « ne pas déranger – en réunion ». Une des trois femmes, Sylvie, nous rejoignit. Maryse se jeta dans ses bras, des vagues de larmes jaillissaient de ses yeux. Le calme revenu, malgré quelques sanglots, elle parla sans s’arrêter, calmement, appuyant sur chaque mot important.
─ Au début tout était normal, c’était un patron présent, attentif, aidant. On pouvait parler de tout, de nos loisirs, de notre famille, de nos problèmes, petits et grands. Il me disait que j’étais une pièce maîtresse dans l’équipe, qu’il voyait en moi une future manager. Sans m’en rendre compte, mes collègues se sont éloignées de moi, mais lui était toujours là, à mes côtés. Au bout de quelques semaines, on mangeait tous les midis ensemble, il me conviait à toutes les réunions de département, me présentant comme son assistante.
J’étais devenue, à mes yeux, une personne importante. Je restais tard le soir, arrivais avec lui chaque matin. Nous prenions le RER « A » ensemble. Et puis mon mari, mes enfants, en ont eu assez de mon absence, mes collègues ne me parlaient plus, sauf toi ma Sylvie.
Quelques sanglots, quelques larmes, un câlin avec Sylvie, et elle continua.
─ En toute confiance, je m’en suis ouverte à Claude. Tout a explosé, plus de réunions, j’étais devenue une source d’erreurs dans mon travail, il surveillait mes horaires. Mais, des fois, il redevenait comme avant, mais beaucoup plus insistant, plus tactile et j’étais incapable de réagir. Je me suis même demandé, si je n’étais pas devenue « amoureuse ». Un jour, c’était un jeudi, nous mangions ensemble le midi, il m’a proposé un week-end en Normandie avec lui ; il avait tout organisé, départ vendredi en fin de journée et retour lundi matin. Je ne lui ai pas dit non, juste que c’était impossible. A nouveau, tout a basculé, j’ai eu très peur.
C’est Sylvie qui prit la suite, sa main posée sur l’épaule de Maryse.
─ Maryse est venue me voir et le soir, dans un café proche des locaux, elle m’a tout expliqué. Ce que je savais d’ailleurs très bien, avant elle, ça été moi, mais j’ai su dire Non. Nous sommes allés voir notre directeur qui a écouté, gentiment ; « je m’en occupe ». Quelques jours, plus tard nous avons, Maryse et moi, changé de service. Surtout pas de vague, le regroupement s’annonçait. Personne n’a bougé, on était deux emmerdeuses et Maryse n’avait qu’à faire attention, à garder ses distances. Certains et certaines ont même dit qu’elle n’était qu’une allumeuse.
Maryse se leva, nous regarda,
─ Le regroupement est arrivé, je pensais être libérée de cet homme ; et c’est lui qui devient notre responsable direct, je n’arrive toujours pas à lui dire non. Je suis nulle, nulle, nulle.
Le soir même, nous étions dans le bureau de notre DRH. Aussitôt, il a appelé la psychologue de l’entreprise. Ensemble, ils ont expliqué à Maryse qu’elle n’avait aucun tort, mais qu’à partir de ce soir, elle était en phase « combat » contre lui et contre elle-même. La psychologue indiqua qu’elle l’accompagnerait dans le combat contre elle-même. Le DRH lui précisa que pour agir contre son responsable, il serait à ses côtés.
Une fois dehors, nous étions ensemble au café, comme des mousquetaires, fiers et confiants. Nous étions tous prêts au combat, rejoints par d’autres personnes hommes et femmes souhaitant libérer leur parole. « Un pour tous, et tous pour un ».
Toxique-man fut convoqué dès le lendemain, prié de rester chez lui en attendant les résultats de l’enquête mise en place. Deux semaines plus tard, Maryse décrocha son téléphone, c’était l’épouse de Claude. Dans le bureau, le silence s’installa, tous les regards tournés vers le combiné qui ne nous parlait pas, à nous, mais, à coup sûr, était un nouvel ennemi. Maryse raccrocha ; elle n’avait rien dit, juste un au revoir madame, je vous souhaite beaucoup de courage. Elle se leva, droite,
─ Son mari est en dépression, il a tenté de mettre fin à ses jours et je suis La responsable. C’est super et je m’en fous.
Les yeux de Maryse, brillants du soleil revenu, étaient un magnifique cadeau. Le chemin sera encore long pour ma presque-amie mais au bout, une lumière libératrice l’attend.
De Dominique
Je m’appelle Luc Idoule, j’ai quarante-cinq ans et j’ai besoin de vous parler de Lui , mon père, ce petit homme au grand cœur et à l’esprit large. Il avait eu une enfance compliquée et je crois que c’est pour cette raison qu’il a créé le centre. Il rencontra ma mère alors qu’il n’avait que dix-huit ans, son baccalauréat en poche. Dès les premiers instants de leur tête à tête, il ne put s’empêcher de lui parler de son projet : il s’agissait de rendre heureux des enfants qui n’avaient pas cette chance.
Vous me direz il y a des familles d’accueil qui existent déjà. Oui, mais lui voulait passer outre. Il trouvait que trop de barrières étaient établies, il s’agirait de les faire tomber … Durant dix-huit années encore, mon père travailla comme un forcené, apprit la menuiserie, l’électricité, la cuisine et quelques notions de soins médicaux. Il faisait toutes les formations qui pouvaient lui être utile quand il pourrait enfin ouvrir le centre. Il réussissait malgré tout à trouver des petits boulots dans des sociétés du bâtiment. Avec ma mère Professeure de lettres, ils ne cessaient de mettre de l’argent de côté pour mener à bien leur rêve. Jonathan, mon père donc, voulait que tout soit en ordre face à l’Etat et qu’on lui accorde le droit de créer un lieu où des enfants pourraient s’installer sans crainte d’être un jour repoussés, qu’ils n’aient pas à se dire lors de la majorité, on ne pourrait plus les guider ni les soutenir. Mes parents voulaient être les parents de tous.
Mais me direz-vous, ils auraient pu avoir simplement des enfants. C’est ce qu’ils ont fait aussi ! Nous sommes au nombre de douze et mes parents ont accueilli et dorloté deux cents enfants. Oui, cela est possible avec beaucoup d’amour et le don de soi. D’abord, ils installèrent d’immenses chambres, des dortoirs. Pas vraiment car nous pouvions y mettre notre touche personnelle. La cuisine, Maman s’y est remis et Papa s’est replongé dans les casseroles, se servant de sa formation. Mais ils durent embaucher du personnel pour organiser les repas de cette tribu. Bien sûr, nous n’étions pas tous ensemble. D’abord nous fûmes vingt, puis quarante, puis à nouveau vingt, puis quarante … Parfois moins, parfois plus.
C’était un joyeux charivari … Dans le jardin qui s’étendait à perte de vue, papa avait fabriqué des balançoires et des maisons de bois, des tourniquets… On entendait des rires … Au début, les nouveaux arrivants étaient intimidés, ou tristes et puis ils comprenaient que dorénavant nous serions leur famille.
Le soir, les tables semblaient s’étendre à l’infini et formaient un immense cercle . Ainsi chacun pouvait parler du sujet qui lui tenait à cœur et pour lequel il avait besoin des avis de ceux qui étaient là. Tout un chacun soutenait l’autre et c’était merveilleux de voir tous les enfants participer, soutenir, aider. Papa et Maman nous avaient appris le sens du partage et du soutien.
Certains reviennent. J’ai repris le rêve de mes parents plutôt NOS parents. Aujourd’hui, cent de nos frères et sœurs m’aident à maintenir le centre en vie ; d’autres viennent avec leur famille, leurs enfants posent des questions, se mêlent aux enfants que nous accueillons. Et c’est toujours un bonheur d’être ensemble. Cette lueur d’espoir qui scintille où que l’on soit parce qu’on se sait aimé, que jamais nous ne serons seuls
De Louisiane
De marbre
Il existe deux catégories de self-made men. Ceux qui revendiquent haut et fort leurs origines modestes pour mieux faire briller leur mérite personnel et ceux qui les taisent, soit par honte, soit qu’ils craignent qu’elles ne portent préjudice à leur situation sociale. Léon Gaumont appartient à cette seconde catégorie.
Son troisième enfant, Raymond, né au sein d’une fratrie de cinq, a été mon grand-père maternel et m’a élevée avec sa femme Suzanne Chervin, fille de Claudius Chervin, né dans la bourgeoisie, docteur qui a créé l’Institut des Bègues.
Raymond et Suzanne ont eu une fille, Denise, ma mère.
Léon, un taiseux, poussé par un maître d’école, a fait des études, dont le collège Sainte Barbe où il a été ami de Gustave Eiffel, est devenu ingénieur touche à tout, ce qui lui offrira une exceptionnelle promotion sociale.
Claudius est devenu docteur comme son père Arthur qui a inventé la méthode contre le bégaiement. Lui ne pensait qu’à ses bègues, qui parfois venaient de loin, et se faisait payer en marchandises, lorsqu’ils n’avaient pas le sou.
Raymond et Suzanne, très modernes pour leur époque, étaient faits pour se rencontrer. Raymond est devenu pilote d’avion et Suzanne, docteur comme son père. Ils se sont fiancés en mai 1914. Trois mois plus tard, la guerre s’est imposée dans leurs projets qui ont volé en éclats. En 1918, Raymond, revenu de guerre « gueule cassée », a épousé Suzanne, car dans son milieu « une parole est une parole ».
Ma mère est née en février 1920. Suzanne ne savait pas encore qu’elle vivrait toute sa vie avec deux handicapés sur les bras, son mari, et sa fille qui se révèlerait dépressive, aujourd’hui on dirait sévèrement bipolaire. Elle me faisait très peur.
Petite fille, j’étais très impressionnée par les bustes en marbre, l’un noir, l’autre blanc, de ces deux personnages illustres qui se faisaient face dans l’entrée imposante de l’hôtel particulier, toujours institut des bègues, où nous habitions tous les quatre, mes grands-parents, ma mère et moi. Nous vivions parmi les fantômes des richesses d’antan et concrètement des cours donnés aux patients de ma grand-mère.
On ne parlait pas de Léon, qui lui-même, toute sa vie, avait fait mystère de ses origines et de ses inventions. Grand-père disait de ses parents qu’ils étaient froids et distants, surtout son père. Fracassé par la guerre de 14 et la guerre de 40, Grand-père se savait redevable vis-à-vis de sa femme, et passait la plupart de son temps à lire, sauf lorsqu’ils partaient en Normandie dans leur maison de vacances, où l’une s’occupait du potager et l’autre des fleurs. Il n’y a que là-bas que mon enfance n’était ni triste ni solitaire.
Grand-mère parlait volontiers de ses parents, de la façon dont elle avait été élevée, de leurs vacances passées à visiter l’Europe, et de cette fameuse méthode qui nous faisait vivre. Lorsqu’elle donnait ce cours que j’appelais « Faire ba-be-bi », je ne devais en aucun cas faire de bruit. Alors je lisais, n’importe quoi, même un livre déjà lu, près de Grand-Père plongé dans son journal ou son livre.
Léon Gaumont sait se faire apprécier de tous ceux qu’il côtoie par son enthousiasme réfléchi et son sérieux dans tout ce qu’il entreprend à commencer par l’optique à l’Observatoire populaire du Trocadéro. Ingénieur remarquable, il dresse lui-même les plans de nombre d’appareils d’optique, microscopes, lunettes et télescopes. A 30 ans, il reprend à son compte le Comptoir général de photographie. Il est un jeune patron volontaire au charisme grandissant et ne délègue aucun de ses pouvoirs, tout passe par lui. Cette passion technicienne a son revers. Elle amène Léon avant 1914 à mobiliser des moyens financiers importants de sa société pour la mise au point d’inventions auxquelles Charles Pathé, meilleur stratège commercial que lui, n’attache qu’un intérêt limité : la cinématographie sonore et en couleurs. Léon en tire plus de renommée que de bénéfices. Cela ne l’empêche pas de construire à la place d’un hippodrome, le plus grand cinéma d’Europe, Le Gaumont Palace, où j’y passais mes jeudis avec mon Grand-père. Lorsque nous avions la séance pour nous deux, je pouvais jouer des grandes orgues de chaque côté de l’immense écran. Personne ne s’occupait de savoir si le sujet était de mon âge. Je ne garde qu’un seul souvenir d’un film : Ben Hur.
De Nicole
Portrait de mon grand-père maternel
1953. Je suis une petite fille qui regarde arriver la mort et ne dit rien.
Léon, dans les soixante ans, « Bonpa’», maigre, gris, un nez en bec d’aigle, couché dans son lit, ne dépasse que la tête. Je le trouve laid, un peu répugnant. Sa toux envahit l’espace, creuse sa poitrine.
Il est livide, sa respiration est sifflante, hésitante, s’arrête, repart, il crache du sang, des glaires dans une petite bassine. Une maladie dont on tait le nom à l’époque. Une maladie honteuse. Il souffre, il gémit, j’ai un peu peur de tout cela.
Ma grand-mère a réussi à se faire épouser religieusement, elle vivait dans le péché. Il se mettait ainsi en règle avant de mourir, pour calmer sa femme, lui l’anticlérical.
« Tout ça, c’est la faute des gaz de la guerre 14/18 » disait-elle.
Il y avait ces deux photographies de toi, couleur sépia.
Le premier, bel homme à la moustache noire, fringante, les cheveux déjà grisonnants à vingt-cinq ans. Veston foncé, cravate, figé dans une expression neutre.
Le second, un peu plus grand, en caporal lancier de la guerre 14/18, casque arrondi, mains en avant tenant quelque chose que l’on ne distingue pas bien, les rênes de son cheval sans doute.
Le regard clair perdu dans un horizon cauchemardesque, fait de tranchées boue et de morts.
Le petit Léon est né à Kinkempois, près de Liège. A six ans, il travaille déjà, il livre des journaux dans les boites aux lettres. Il a de la chance, il ne descend pas à la mine comme pas mal de gamins de son âge à cette époque-là.
Son père est militant socialiste, fondateur du futur parti socialiste de Liège avec Elie Troclet et d’autres. Pour moi, une enfance rouge. Je le connaîtrais brocanteur, antiquaire disant ma mère, cela sonnait plus bourgeois. Je crois qu’il avait du flair pour dénicher les bonnes affaires et qu’il était bon vendeur. Il avait fait les marchés et tenu un magasin.
Sa maison lui appartenait. Un endroit sans luminosité, aux lourdes tentures, aux meubles sombres et poussiéreux, derrière lesquels petite fille, je me cachais, je m’échappais.
Et voilà, elle t’a bien abîmé cette guerre-là, parti la fleur au fusil, revenu gazé, les poumons en capilotade.
Et ce jour de mars 1953, elle s’est encore rappelée à toi, cette saloperie de guerre.
Ce portrait de toi en lancier revient périodiquement à ma mémoire, comme un esprit tutélaire.
De Philippe R
Adam, mon grand-grand pépé. Il avait été le grand-père de mon grand-père, à moins que ce soit le grand-père de ma grand-mère ou peut être les deux à la fois. Chez nous, les racines de l’arbre généalogique n’étaient pas trop rectilignes, les trajets de vie non plus d’ailleurs, qu’ils soient professionnels ou familiaux.
Il s’appelait Adam, et comme son illustre ancêtre, il était affublé d’une tête massive, d’une mâchoire épaisse et d’une pilosité fort fournie sur la poitrine. Mais ce qui frappait le plus, c’étaient ses mains, énormes, qui pouvaient tenir une assiette en la prenant par le dessus. Gare à celui qui la recevait, cette main, ouverte ou fermée comme le poing !
D’ailleurs, on faisait régulièrement appel à lui, lors des fêtes de village un peu mouvementée, et sa méthode de retour au calme était d’une efficacité imparable : il attrapait chacun des belligérants par l’encolure et les secouait jusqu’à ce qu’ils rendent grâce. Il en était fort apprécié.
Dans sa jeunesse, il avait été marin, y avait appris l’équilibre, la bagarre et le nom des ports de pays improbables. Puis rentré au bercail, il avait délaissé la mer pour la terre de Bretagne. En effet, il était devenu jardinier, (on dirait maintenant horticulteur), et possédait à proximité un grand verger. Il vendait deux fois par semaine ses légumes et ses fruits au marché de Loudéac. Il y était réputé pour la qualité de sa production autant que pour celle de son organe vocal des plus puissants, couvrant largement les appels de ses voisins d’étalage. Autant, il pouvait paraître impressionnant, autant dans sa vie affective, c’était un coeur d’artichaut ; ce qui pouvait se concevoir pour un breton de souche, mais surprenait un peu les soirs de rassemblement dans le village, à l’heure des conteurs et conteuses.
On l’entendait alors se moucher bruyamment, couvrant la voix du diseur, de façon répétée et retentissante, durant les passages pathétiques ou apitoyants. Sa vie sentimentale en avait été impactée, jusqu’à en garder la cicatrice sur le bas de la poitrine, côté coeur, que son avant-dernière conquête, d’une jalousie maladive, lui avait barrée d’une large estafilade avec son propre couteau de pêche ; d’une façon telle qu’il avait fallu lui faire recoudre par le médecin imbibé (on l’a dit) du village. Cela s’était ensuite infecté, nécessitant le passage prolongé de l’infirmière à son domicile, pour en assainir la plaie et l’état sentimental du blessé.
Elle se nommait Marie Eve, et non sans malice, il expliqua longtemps, car ils vécurent ensemble une période prolongée de leur existence, que voulant copier son aïeul primitif, son idylle avec Marie Eve était due à la côte d’Adam, qu’il lui avait offert à soigner. Et malicieux, il avait préféré lui offrir cette côte sur les vingt-quatre qu’il possédait, plutôt qu’une pomme, car celle d’Adam lui était bien plus utile que toutes les autres, sur le marché… De ce jardin d’Eden, ne me reste qu’une carte postale en noir et blanc, de la rue de Beauséjour à Trévé, une maison et son jardin.
« Et vous, jardin de ce premier bonhomme, jardin fameux par le diable et la pomme », Voltaire, le Mondain.
De Francis
Mon oncle Jérémy
Ses parents le citaient en exemple chaque fois que l’un de nous montrait une faiblesse.
Il était impossible de le manquer sa photo ornée d’un crêpe noir, à côté, ses médailles militaires figuraient en bonne place sur la commode du salon.
Jérémy était le 3ème leurs enfants. La famille était modeste, elle habitait une petite ville de la banlieue de Toulouse. Le couple travaillait dur pour subvenir aux besoins de la nichée et donner une bonne éducation à ses enfants. Jérémy était un garçon docile. Dès son jeune âge, il eut un rêve, devenir médecin. Après une scolarité normale, jeune et déterminé, il manifesta le désir de faire des études supérieures en médecine qu’il réussit à mener à leur terme après avoir obtenu des bourses.
Il choisit de rejoindre le service militaire en tant que médecin. Il savait que cela ne serait pas facile, mais il était animé par un profond sens du devoir envers son pays et de ses compatriotes. Il possédait une empathie démesurée. Il fut envoyé dans des zones de conflit, loin de sa famille et de ses amis. Il ne souhaitait pas fonder de famille pour pouvoir se consacrer entièrement à son métier qu’il menait tel un sacerdoce.
Au fil des années, Jérémy accumula un impressionnant état de service. Il participa à des opérations de guerre, mais également de pacification où il put mettre en œuvre en plus de ses qualités professionnelles, ses qualités d’homme de cœur. Les conditions étaient parfois extrêmement difficiles, souvent il se retrouvait sous le feu ennemi, pour soigner les soldats blessés. Son dévouement envers ses patients était sans faille. Il faisait preuve d’un courage indomptable sur les champs de bataille. Il n’hésitait pas à aller au-devant du danger, risquant sa vie pour sauver celles des autres.
Jérémy était non seulement un excellent médecin, mais il était aussi reconnu pour sa compassion envers les blessés. Il ne se contentait pas de traiter leurs blessures physiques, il apportait également un soutien émotionnel à ses patients. Médecin-chirurgien-psychiatre-psychologue, il était tout cela en même temps. Ses collègues le respectaient pour son professionnalisme et sa volonté de travailler sans relâche, même dans les conditions les plus difficiles.
Malheureusement, la guerre ne se déroule jamais sans tragédie. Jérémy connut des moments d’abandon, d’incompréhension, de perte de confiance et de souffrances insupportables. Il perdit des amis proches sur le champ de bataille, et lui-même fut blessé à plusieurs reprises. Chaque fois avec courage, il lutta et surmonta l’épreuve, et continua à servir avec dévouement.
La fin tragique de Jérémy survint lors d’un affrontement particulièrement brutal sur le front. Alors qu’il tentait de sauver un soldat blessé, une explosion retentit, le blessant gravement. Il fut évacué vers un hôpital de campagne, mais ses blessures étaient trop graves. Antoine décéda, entouré de ses camarades. A son enterrement il reçut les honneurs militaires du pays qu’il avait servi, avec un dévouement sans faille.
Son dévouement, son goût pour le sacrifice et de la compassion le désignaient pour accomplir une carrière dans les forces armées au service de ceux qui devaient être protégés.
Son histoire reste gravée dans les mémoires de ceux qui l’ont connu, un homme qui a consacré sa vie à soigner les autres, au prix de la sienne. Elle fait partie de l’héritage de la famille à laquelle nous avons l’honneur et la chance d’appartenir.
De Luc
Mon Père était un guerrier
Je n’ai pas à remonter bien loin dans la lignée de mes ancêtres pour en trouver un qui s’est illustré comme combattant. Tout simplement, je vais vous parler de mon père. Mais souvent dans les familles, les fils n’osent pas trop questionner leurs parents sur leur vie, en particulier leur demander comment ils ont traversé les conflits qui ont émaillé la deuxième partie du XXème siècle. On regrette toujours de ne pas avoir assez communiqué. Tant pis, il est trop tard et je vais essayer de vous décrire brièvement son parcours.
Il était né en Algérie en 1917 d’un père ardéchois et d’une mère maltaise. Au début des années trente, il quitta son village de Collo pour la métropole, où il commença ses études de médecin militaire à l’Ecole de Santé de Lyon.
A la déclaration de la Deuxième Guerre mondiale, il a été appelé comme tous les hommes de sa génération. Il n’a pas rejoint le front tout de suite car les premiers mois nos parents ont vécu la « Drôle de Guerre » caractérisée par une quasi absence de combats. Lorsque les choses devinrent sérieuses, en mai 1940, il est parti en train pour atteindre une gare de l’est de la France. Arrivé à destination, on lui a fourni un cheval avec comme ordre de retrouver son régiment positionné à une vingtaine de kilomètres.
Très vite, il réalisa que quelque chose se passait mal pour notre pays. Il croisait de nombreux soldats français mais qui étaient en pleine retraite. Ces derniers le voyant marcher vers les zones de combat lui demandèrent où il allait. Il leur donna le nom du village de sa destination. Ils poussèrent de grandes exclamations en l’informant que son point de ralliement était depuis le matin même sous contrôle allemand. En continuant sa route avec obstination, les militaires en déroute lui demandaient s’il comptait se faire incarcérer par les envahisseurs. Finalement, il rebroussa chemin et au détour d’un chemin, il tomba sur deux Français qui détenaient un prisonnier allemand et s’apprêtaient à l’abattre. En tant que médecin et comme officier, il s’y est énergiquement opposé, leur rappelant les conventions de Genève. Mais, les forces allemandes se rapprochant rapidement, ils furent séparés. Mon père n’a jamais su si ce prisonnier fut assassiné.
Les Allemands le rattrapèrent, il partit dans un camp de prisonniers, où il s’occupa d’abord des Français, puis plus tard de Russes, dont le cantonnement n’était pas loin. Il tenta de s’opposer aux geôliers qui les laissaient mourir dans des conditions atroces, mais il ne put pas grand-chose, malgré toute sa bonne volonté. Le fait qu’il parlait leur langue et sa qualité de médecin lui donnaient pourtant quelque crédibilité. Mais nous savons maintenant la brutalité inouïe du système nazi.
Les personnels de santé n’étant pas des prisonniers comme les autres, la Wehrmacht l’envoya en 1943 à Bordeaux. Là, il s’enfuit et gagna le Vercors où il termina le deuxième conflit mondial au service du maquis.
La guerre suivante, celle d’Indochine qui se déclencha en 1946, il ne put y participer ayant contracté la tuberculose, sans doute du fait des conditions très difficiles qu’il avait endurées entre 1940 et 1945.
L’engagement suivant, il y participa. Il s’agissait de la crise de Suez, à la suite de la volonté de Nasser de nationaliser le canal, artère stratégique entre la Méditerranée et la mer Rouge. Ce conflit entre l’Egypte et les trois alliés Israël, Grande-Bretagne et France, fut de courte durée. Les Russes et les Américains les menacèrent de représailles nucléaires sur Paris et Londres. Mais mon père ne resta pas inactif. Il me racontait parfois en riant que l’immense majorité des blessés et malades, dont il soulagea les souffrances, étaient de nationalité égyptienne, pays qu’il était venu combattre.
Avant que la guerre d’Algérie ne se déclenche, il a été affecté comme toubib à la Légion Etrangère à Sidi Bel Abbès aux portes du Sahara. L’une de ses missions était d’arpenter le désert, seul avec son chameau, pour aller soigner les peuplades isolées dans des villages. Là, il était attendu comme le Messie. Les journées consacrées aux femmes, les habitants dressaient une grande tente et il passait sa journée en voyant défiler toutes les dames du village pour une consultation, aucun homme n’entrant. C’est pour cela qu’aujourd’hui, les incidents parfois violents dans nos hôpitaux, au sujet de médecins masculins contestés par certains lorsqu’ils auscultent des femmes musulmanes, le faisaient sourire.
Puis la guerre d’Algérie est arrivée. Il était sur place et il y a fait son métier, soignant indistinctement les uns et les autres. Il s’est offusqué contre le commandement qui lui demandait de soigner les fellagas, dénommés terroristes avant de les fusiller. Eh oui, le Président de la République qui a aboli la peine de mort, à cette époque, était ministre de l’Intérieur et ne faisait pas de quartier. Mon père, qui avait une masse de malades et blessés à soigner, ne pouvait accepter que l’on fusille dans la foulée les Algériens qu’il avait rétablis. S’il fallait les fusiller autant le faire avant, il pourrait sauver d’autres blessés graves. Mais là aussi, sa plainte resta lettre morte.
Les guerres finies, il est rentré en France et comme c’était un Papa Gâteau, très strict dans l’éducation mais très tolérant dans la vie, eh oui c’est possible, il m’a toujours procuré ce que je voulais. Bien évidemment, à 16 ans, à l’époque le code de la route le permettait, il m’a acheté la plus grosse moto du moment. Et à maintes reprises, il a eu l’occasion d’exercer ses talents de chirurgien car j’ai atteint le triste record, dont je ne tire pas fierté ou gloire, de 22 accidents en quelques sept années. Le chat aussi a eu droit à la chirurgie de guerre. Un matin, nous sommes réveillés par les cris affolés de ma mère, le matou à l’agonie devant la porte. Ni une ni deux, branle-bas de combat. La bête presque morte est amenée sur la table de la cuisine, un fils à chacune des trois pattes valides et le père attaque la remise en état du félin éclaté de toutes parts. Il a bénéficié d’une multitude de points. Il s’est remis et a encore vécu longtemps, malgré une légère claudication. L’opération aux ciseaux de cuisine, j’y ai aussi eu droit, un jour en vacances, après un choc brutal contre une voiture.
Oui mon père était un guerrier.
De Magali
Tout a commencé durant l’été 2022, lors de la lecture de roman d’un auteur provençal, « La maison assassinée » de Pierre Magnan. Ce livre, d’où a été tiré le film datant de 1988 avec Patrick Bruel, contient une scène qui m’a énormément touchée. Une Gueule Cassée, nom donné à ces soldats de la Première Guerre gravement défigurés, pleure en silence, car une jeune fille le regarde bien en face sans réaction de recul, de dégoût ou pitié, pour la première fois de sa vie depuis le drame.
Interpellée par le sort de ces malheureux dont on ne parle guère, j’ai commencé à procéder à quelques recherches. Il ne m’en a pas fallu davantage pour imaginer le synopsis d’un roman, car je suis écrivaine amateur. Pour l’heure, entre mise en place d’un fil directeur dans mon histoire et les recherches sur ces grands mutilés de guerre, et partant de la Première Guerre, les jours ont rapidement coulé. J’ai imaginé un soldat provençal enrôlé, blessé sur le front et évacué sur le Val de Grâce. Petit problème : comment reconstituer un parcours militaire plausible ? Cela peut sembler simple, mais il faut comprendre que je n’avais pratiquement aucune connaissance en la matière.
Tournant et retournant cela dans ma tête depuis des jours, un soir, il m’est brusquement revenu en tête qu’un membre oublié de ma famille était décédé des suites de blessures de guerre. Il s’appelait Marius, il était un frère de mon grand-père paternel. Mais, en fait, qui était-il vraiment ? La sœur de mon père l’avait un jour quelque peu évoqué, je ne savais de lui seulement qu’il avait été gazé, que mon cœur s’était serré à cette évocation. Personne pour me parler alors de lui en profondeur, et plus personne hélas aujourd’hui. J’en discutais avec ma maman qui avait fait des recherches généalogiques il y a plusieurs années, et lui relatais le tout. Je n’avais donc que peu d’éléments à ma disposition : il ne me restait que ma détermination, ma persévérance et mon amour-propre mis à l’épreuve, car je ne savais rien, ne connaissais rien à l’histoire militaire, ni trop comment faire, ni quels documents consulter. J’étais alors loin de me douter où ces recherches allaient me mener…
Sinon à la « rencontre » d’un tout jeune homme qui n’a jamais pu souffler sa 23e bougie, et pour lequel j’allais entrer dans une étrange connexion. C’est ainsi qu’ont commencé des recherches de longue haleine.
De fil en aiguille, de démarches en courriels et coups de téléphone, recherches via Internet, je découvris enfin un soir un document important : la fiche matricule de Marius. Hasard du calendrier, mais pour moi le hasard n’existe pas, cela est arrivé le jour de… la Saint-Marius, le 19 janvier. Que les passionnés de généalogie et d’histoire militaire me pardonnent, j’étais dans l’ignorance de ce genre de document, dans lequel j’ai découvert, fascinée, des éléments importants de ce membre de ma famille oublié. Il n’était plus question pour moi désormais de pousser les recherches sur les Gueules Cassées ; j’ai mis mon projet entre parenthèses et ai décidé de me consacrer à Marius.
Mon grand-oncle est né le 3 octobre 1896 à Sorgues, une petite ville du Vaucluse, près d’Avignon. Il était le second enfant de François et Antoinette, son épouse. Une fille, Marie-Louise, était née environ un an avant lui, et un dernier allait voir le jour en 1901, Apollinaire, mon grand-père. J’apprends qu’il était « Ouvrier Bouscarle » [1] et qu’il devait exercer plusieurs métiers à ce titre : charretier, cultivateur. J’apprends également qu’il était de la classe 1916, et qu’il a été enrôlé dans trois régiments. Proposé à la réforme à la suite de ses blessures, celle-ci est soumise en septembre 1918, acceptée, et Marius revient chez lui à Sorgues. Son état de santé empirant, il décède hélas le 21 août 1919.
J’étais bouleversée en découvrant les bribes de son histoire. J’ai voulu aller au-delà, et c’est ainsi que les « petites enquêtes » ont porté à de grandes trouvailles. Par un long concours de circonstances et de découvertes, nous avons pu le réhabiliter, car il était en fait un oublié administratif, et, bien qu’ayant reçu la mention « Mort pour la France », son nom n’apparaissait pas dans les documents officiels, ni sur le Monument aux morts local. Nous avons même pu retrouver sa tombe, oubliée, abandonnée depuis des dizaines d’années. Nous avons œuvré dur pour redonner un aspect digne à cette sépulture, et tirer mon grand-oncle de l’oubli. Nous lui devions bien ça !
Marius « m’accompagne » désormais dans mon existence. Avant cela, j’avais du respect pour cette sombre période de l’Histoire, mais je ne m’étais pas vraiment penchée en profondeur sur le sujet. Le bon moment était arrivé pour cela, la vie place devant nous ce qu’il faut, quand il le faut.
Désormais, quand cela est possible, je m’arrête devant le Monument aux morts des villes et villages, m’imaginant combien de vies ont été sacrifiées sur l’autel de la guerre, combien d’horreurs endurées dont nous n’avons, nous en 2023, qu’une pâle idée d’après des témoignages ; combien d’existences, sans compter celles des femmes et des enfants, qui ont basculé dans le chaos le plus total…
Combien de jeunes hommes sacrifiés dont la vie s’est brutalement terminée à un âge où mourir est inconcevable, combien de souffrances, pour que nous soyons libres aujourd’hui… Je songe au devoir de mémoire, et à cette citation d’Elie Wiesel : « L’oubli signifierait danger et insulte, oublier les morts serait les tuer une seconde fois. »
Je songe aussi combien il est important que les anciens transmettent l’histoire familiale, car, dans mon cas, il m’a fallu tout découvrir, avec l’aide bienveillante de bien des personnes, trop nombreuses pour être citées et vers lesquelles va toute ma gratitude.
Dans mes rêves les plus fous, j’imagine une rencontre avec ce jeune homme disparu il y a 104 ans. Un dialogue dans lequel je lui raconterais mon monde, et lui le sien. Mais évidemment, cela n’existe qu’en virtuel. Alors je regarde la photo de ce jeune grand-oncle qui a rejoint les autres portraits familiaux et lui souris, je lui dis combien je l’aime et que désormais, il ne sera plus oublié, qu’il peut reposer en paix, à présent.
J’aime à penser que le sourire mélancolique qu’il a sur cette photo, triste mais sincère et touchant, m’est destiné… À moi, rien qu’à moi…
[1] Louis Bouscarle (1873-1941), industriel sorguais.
De Claudine
Un pan d’histoire.
6 juin 1984 : le téléphone sonne, il est 18heures 30.
Une voix m’annonce que mon oncle Pierre est décédé le matin même. Les obsèques sont prévues dans quatre jours à Bouguenais en Loire Atlantique.
Nous décidons malgré les 500 kilomètres à parcourir d’y aller, même si cet oncle, nous l’avons oublié depuis le décès de mon grand-père en 1967. Nous ne savions pas où il était depuis cette date. Mon père, son frère, ne s’était pas préoccupé du devenir de celui que les adultes appelaient le fou. Pour nous, les enfants, il n’était pas comme les autres, il ne parlait pas et avait des gestes étranges qui parfois nous faisaient rire et parfois nous inquiétaient un peu. Si peu.
Mon mari et moi partons seuls, mon frère et ma sœur n’étant pas disponibles, disent t’ils.
Arrivés sur place, nous ressentons un vrai malaise ; nous savons, depuis l’appel reçu que l’établissement est un hôpital psychiatrique. Mais le choc est rude face à cette structure quasi carcérale auquel s’ajoute pour moi une certaine culpabilité de ne jamais avoir pris de nouvelles de mon oncle. Lui, vivant dans son monde parallèle, ne s’est certainement jamais rendu compte de notre absence.
Quatre hommes de l’âge de tonton Pierre, accompagnés de leurs femmes, nous attendent à l’entrée de la chapelle. Des inconnus pour nous.
-Bonjour, me dit l’un d’eux, vous êtes la nièce de Pierrot ? Moi, c’est Jean et vous ?
-Oui, c’est Marie ; voici mon conjoint, Jacques.
-Quel drame ce qui est arrivé à Pierrot, si jeune ; comme à nous tous, mais lui a été vraiment massacré.
-……
-Il aurait pu s’en sortir sans ces gens malveillants qui l’on dénoncé
-……
Je ne réponds rien, car je ne sais pas de quoi parle Jean.
-J’ai l’impression que vous ne savez rien, me dit celui qui se présente comme étant Paul.
-Je ne sais effectivement rien, les grands-parents ne parlaient jamais des raisons qui avaient fait que tonton était différent des autres personnes. Nous l’avons toujours vu comme un homme bizarre dont ma grand-mère s’occupait comme d’un enfant.
-Vous avez entendu parler du camp de Choisel près de Chateaubriant ?
-Oui bien sûr, c’est là qu’étaient internés les fusillés de la Sablière.
Le 22 octobre 1941, 27 otages ont été fusillés par les Allemands en représailles de la mort Karl Hotz, tué deux jours plus tôt par de jeunes résistants français.
-Vous avez entendu parler de Jean Pierre Timbaud, Charles Michels, Jean Poulmarch’, Maximilien Bastard, lui, il n’avait que 21 ans, Guy Moquet n’avait que 17 ans, l’âge de votre oncle et tous les autres martyrs ?
-Je me suis recueillie plusieurs fois sur leur tombe dans la carrière des fusillés.
-Et aussi des neuf tués de la forêt de Juigné, les Moustiers, nous dit Louis. Nous aussi nous étions dans ce camp de Choisel. Les Allemands nous considéraient comme des communistes. Nous étions des résistants. Comme l’était votre jeune oncle.
A l’évocation de cette forêt, des souvenirs me reviennent, des souvenirs joyeux, de jeunesse insouciante, comme on peut l’être à quinze ans dans les années mille neuf cent soixante. Comme un rappel que la vie a continué et je pense « grâce à eux ». Dans cette forêt, il y avait le lieu festif de la région : La Blisière avec sa guinguette et son immense étang.
Nous allions fréquemment, avec les copines et les copains nous baigner et faire du bateau. Nous parcourions à vélo les quarante kilomètres qui nous emmenaient vers ce lieu paradisiaque. Nous ne pouvions ignorer les arbres criblés de balles. Nous regardions d’un regard distrait, sachant que les Allemands avaient sévit dans ce lieu. Parfois nous nous arrêtions, surtout lorsque les cours d’histoire abordaient cette période troublée.
Au retour, nous parlions de nos exploits nautiques à Pépé et Mémé. Tout était normal pour eux.
-C’est bien les enfants, soyez sérieux et tout ira bien.
Une vie normale en somme, rien de particulier à dire. Et pourtant !
Une voix nous ramène à la réalité du moment.
-Mesdames, Messieurs la cérémonie va commencer.
Mon mari et moi sommes surpris de voir des gerbes de fleurs entourées d’un ruban bleu blanc rouge. La nôtre n’a qu’un : « A notre oncle ».
A la fin de la cérémonie, les quatre hommes et leurs femmes présents souhaitent discuter un peu avec nous.
-Vous logez à Bouguenais ?
-Nous n’avons pas encore décidé.
-Pas de soucis, nous dit Jules, j’ai un hôtel et je peux vous accueillir. Nous allons vous parler de Pierrot et de la situation de l’époque.
-D’accord !
Ils nous expliquent comment vivaient les Français pendant cette période d’occupation. Ils nous parlent des camps où étaient internées diverses catégories de la population : des politiques avérés ou non, plus particulièrement les communistes, des tziganes, des droits communs…Ils nous parlent de la sauvagerie des Allemands qui terrorisaient la population avec l’aide des gendarmes français.
La répercussion des exécutions a provoqué dans la population une soif de vengeance et les attentats contre l’occupant ont continué à se multiplier.
Au sein du camp, l’effet est encore plus terrible, nous disent t’ils. Jusqu’à cette date, les internés pouvaient garder un moral proche d’une certaine insouciance. Ils connaissaient le système des otages mais n’en avaient, pour la plupart, eu que des échos. Cette fois, les victimes sont des gens qu’ils connaissent bien pour les avoir côtoyés pendant des mois.
Pour les internés, leurs camarades exécutés sont des martyrs et il est de leur devoir de les venger. L’envie de s’évader est de plus en plus forte parmi ceux qui ne se laissent pas abattre.
-Et l’oncle Pierre dans tout ceci ?
-Il s’est évadé le 24 octobre avec trois autres internés. Il n’est pas resté inactif, il a saboté du matériel allemand, il a aidé à faire passer des Juifs jusqu’aux ports où les bateaux partaient pour les USA, il a distribué des tracts ; c’est en faisant ces distributions qu’il a été repéré par des collabos et dénoncé.
Et là, nous apprenons qu’il a été incarcéré, torturé et battu à mort. L’un des tortionnaires lui a asséné des coups de marteau sur la tête. Il a été laissé pour mort dans une décharge. A la suite de ces traitements assassins, il a perdu la raison et ne s’est pas remis de ces graves sévices et de leurs séquelles physiques.
Nous repartons trois jours plus tard, en silence. Sans comprendre pourquoi mes grands-parents, entre-autre, ont gardé ces événements comme un secret honteux.
De Jean-Claude
Monsieur le sous-préfet le, 20 novembre 2008
Lors de notre rencontre, et entretien du 11novembre dernier, je vous donne suite à notre sujet qui était de mettre à l’honneur l’un de nos ancêtres dans nos familles, une excellente idée que vous avez évoquée.
Permettez-moi de vous parler de mon grand-père, Gustave Doriaque, qui a vécu au début du XIXe siècle, il était né en 1892.
Mon grand-père a été un homme exceptionnel à bien des égards. Il a vécu pendant une période tumultueuse de l’histoire, la Première Guerre mondiale. En tant que jeune homme, il a été incorporé dans l’armée française au chemin des Dames dans la Somme en 1914 pour défendre son pays. Il a servi avec courage et dévouement sur le front, dans les tranchées, où il a été blessé à plusieurs reprises. Sa bravoure et sa ténacité lui ont valu plusieurs décorations militaires, dont la Croix de Guerre.
Après la guerre, mon grand-père a poursuivi son engagement en travaillant avec des organisations caritatives pour aider les anciens combattants et les familles touchées par la guerre. Sa compassion et son désir de faire une différence dans la vie des autres ont laissé une empreinte durable.
Mais l’héritage de Gustave Doriaque ne se limite pas à son service militaire. Il était également un inventeur talentueux. Pendant son temps libre, il a conçu un système de filtration d’eau novateur qui a permis d’améliorer l’accès à l’eau potable dans les zones rurales. Cette invention a eu un impact significatif sur la vie de nombreuses personnes, en particulier dans les régions où l’accès à l’eau propre était limité.
Enfin, mon grand-père a dû faire face à des défis de santé considérables au cours de sa vie. Il a contracté une maladie grave à un moment donné, mais sa détermination à surmonter cette épreuve a été exemplaire. Grâce à sa force intérieure et à des soins médicaux appropriés, il a finalement vaincu la maladie et a continué à vivre une vie active pendant de nombreuses années.
Son histoire est une source d’inspiration pour notre famille, un rappel de la valeur du courage, de la créativité et de la résilience. Il a laissé un héritage précieux qui continue de nous inspirer aujourd’hui.
Merci de m’avoir donné l’occasion de partager cette histoire avec vous. Si vous avez d’autres questions ou souhaitez en savoir plus, n’hésitez pas à me le demander.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le sous-préfet, l’expression de mes salutations distinguées.
Claude Trémel
D’Inès
Sous les yeux déconcertés et inquiets de ses collègues, Gérard, l’air triomphant, débrancha le fameux détecteur, qu’il avait lui-même inventé.
Pendant des années, le commandant Gérard travaillait comme un enquêteur criminel au sein de l’institut national de police scientifique. Les manches retroussées, il passait au crible chaque petit détail susceptible, matériel ou abstrait soit-il, et qui pourrait le conduire à trouver le suspect numéro un. Dans son bureau, il mettait des heures interminables à questionner et à sonder les inculpés.
Gérard était un jeune et grand garçon dynamique ; il aimait souvent porter son holster dans la poche arrière de son jean. Ses cheveux longs et bouclés lui arrivaient jusqu’aux épaules, ses lunettes de vue rondes lui allaient si bien ; elles le distinguaient de tous les policiers de son équipe. Chaque soir à la sortie de son travail, il s’enfermait dans un petit cabanon qui faisait office de lieu de bricolages et de recherches. Il espérait élaborer des prototypes et des inventions qu’il estimait nécessaires et primordiaux pour le bienfait de sa mission.
Ce jour-là, au lieu de se diriger vers son cabanon, comme il le faisait d’habitude, il voulut faire part de sa découverte à ses parents, mais c’était non sans méfiance.
-Alléluia ! Enfin une technique incroyable à sonder ce que l’on croyait être du domaine de l’insondable ! Figure toi papa, que j’ai pu enfin aujourd’hui arriver à mettre en route mon prototype … un dispositif qui permet de lire dans les pensées des humains, grâce aux ondes émises par le cerveau, tout ceci à moins de deux mètres de la personne concernée ; et à une vitesse avoisinant celle de la lumière. Je voulais être le premier à t’en faire part et comme je connaissais déjà tes réticences à ce sujet, j’ai préféré ne pas t’en parler de sitôt.
– Fiston, ça fait des années que je suis pasteur, et cette vocation m’a appris la sagesse et à être toujours dans la mesure. Je t’ai souvent dit que l’on ne pouvait sonder ni les esprits, ni les cœurs, ni les âmes des êtres, car tout simplement elles font partie intégrante de leur dignité !
– De quelle dignité parles-tu papa, lorsque chaque jour on se trouve face à de tas de voyous et criminels, des souillures de la société … qui pullulent de partout, et dans tous les quartiers ? Ces gens-là, n’ont jamais songé, ne serait-ce qu’une fois, qu’ils avaient une dignité à protéger, un amour propre à sauver ? Je vais te raconter une anecdote, papa, une fois, alors que j’étais en plein interrogatoire avec un jeune dealer de stupéfiants, et pour essayer de l’effrayer, j’ai visé sa tempe avec mon flingue, eh bien ! Il n’a pas du tout sourcillé ! Comment veux-tu que je puisse les faire parler, leur faire lâcher le morceau ! Le crime est inscrit dans leurs l’ADN. Je ne me trouve pas moi, dans une église à prêcher la bonne parole face à un public pacifique et débonnaire.
-Écoute fiston, Montesqieu disait : « le mieux est le mortel ennemi du bien ». Et si ton invention tombait entre les mains des gens malveillants ? As-tu pensé à cette horreur ? Si on s’introduisait dans l’intellect des gens sans leur consentement ? L’être humain perdrait de sa valeur de sa liberté, de son essence même ! Les gens ne pourront être – et en aucun cas – des objets ou des esclaves !
-Demain, je suis invité à passer devant l’Académie des sciences afin de présenter mon invention, et je souhaiterais beaucoup que vous veniez, toi et maman à cette réunion ; j’espère aussi que la commission l’agrée une fois pour toutes.
Le lendemain matin, la découverte du commandant était à la une de tous les journaux. Les collègues avec qui Gérard travaillait, ainsi que la foule et les journalistes étaient aux aguets, attendant passionnément le verdict sur la fameuse création du commandant divisionnaire Gérard. Quelques heures plus tard, le verdict tomba :
-La commission ne peut agréer la découverte de monsieur Gérard. Car quoique qu’une création eut été élaborée spécifiquement pour être utilisée par une corporation particulière appartenant aux autorités, qu’elle soit du domaine privé ou public, personne ne peut nous garantir qu’elle ne sera pas un jour utilisée, d’une façon improductive et insensée. Il s’avère aussi que l’invention de monsieur Gérard est une atteinte grave à la dignité et à l’intégrité humaine, car comme nous le savons tous, la liberté est la valeur incontournable et absolue de tout être humain.
De Marie-Josée
À Mamema
Dans le labyrinthe de mes souvenirs,
Je trouve à chaque méandre,
Tes cheveux blancs, ton sourire,
Tes mains noueuses, ton cœur tendre.
Tu es le fil d’Ariane qui me guide,
Je m’agrippe par mauvais temps,
À tes yeux bleus délavés, à tes rides
Creusées par la bêche des ans.
Mes tempêtes et bourrasques
Sont bien plus clémentes que les tiennes.
Tu les as traversées sans frasques,
Elles ont fait de toi une invincible doyenne.
La misère chevillée au corps
Tu peinais à nourrir tes enfants.
Ce qui ne tue pas rend plus fort.
Tu en étais l’exemple vivant.
Lors de la Première Guerre,
Tu tremblais pour ton fiancé au front.
La Seconde était une cruelle meurtrière,
Elle t’a pris tes trois garçons.
Le vent s’est engouffré dans ta plaie béante,
Elle n’a pas eu le temps de cicatriser.
Emporté par une mort violente
Ton mari n’était plus là pour t’épauler.
Tes jours étaient un douloureux chapelet,
Tu es restée à la barre pourtant.
La tempête ne s’est pas apaisée.
Elle a englouti ton deuxième petit-enfant.
Tu t’es relevée après chaque coup du sort.
Les vagues avaient beau déferler,
Tel un bateau qui n’a jamais perdu le nord,
Tu as bravé vents et marées.
Ton fil d’Ariane à toi, n’était pas une aïeule.
Ni un philosophe, simplement la foi.
Avec elle, tu n’étais jamais seule,
Elle t’a accompagnée dans tous les combats.
Une dernière fois, la tempête s’est levée.
Elle a balayé ta mémoire.
À quatre-vingt-dix ans, tu t’en es allée,
Pas de quoi en faire toute une histoire.
On t’a rendue à la terre un jour de printemps,
Sous une pluie qui tombait sans discontinuer.
L’eau a inondé les routes et les champs,
Comme si le ciel restituait les larmes que tu as versées.
Quand les nuages noirs s’amoncellent
Invariablement, je me tourne vers toi.
J’entends ta voix qui me rappelle :
Le soleil n’est pas loin, garde la foi.
D’Isabelle
Nour
L’atmosphère avait changé rapidement, tout s’était précipité. La ville entière semblait courir à perdre haleine, la couleur anthracite du ciel polarisait la lumière du couchant et on ne voyait plus à trois mètres. L’air chargé, d’effluves de poudre, était devenu irrespirable et les odeurs de figuiers étaient noyées dans les décombres.
Les rues étaient envahies par les fuyards qui courraient, hébétés, les enfants qui criaient et les animaux qui hurlaient. Les charrues débordaient de tout ce que chacun voulait emporter: objets inutiles, vestiges et accessoires incontestables d’une existence passée… Tous ces bagages faits à la hâte accentuaient l’effroi, ils surchargeaient les rues et les attelages, ralentissaient la fuite de leurs propriétaires.
Yenovk résistait à la panique ambiante. Ce matin encore, il s’était rendu au café. Comme à son habitude, il s’était installé en terrasse et avait pris la table située sous le platane. Cette année le printemps passait inaperçu et personne ne faisait attention à la foliation. Personne ne remarquait que ce mois d’avril existait en dépit des combats des hommes, malgré les blessés, les disparus, les déportés.
Arsen et Houssep étaient ses amis de toujours, jamais ils n’avaient été séparés. Leur amitié avait fait fi de toutes les errances et de toutes les déconvenues de la vie. Mais Yenovk savait qu’ils ne viendraient pas au café aujourd’hui. Ils s’étaient décidés à partir cette nuit. La veille au café, le ton était monté.
Yenovk ne voulait rien lâcher face à l’ennemi. Il refusait d’avoir peur et prenait les nouvelles comme des ragots ou des faits divers. Il pensait que les gens avaient une tendance naturelle à exagérer les événements, à se complaire dans la dramaturgie et que la situation reviendrait très vite à la normale. Ses amis étaient choqués par tant d’insouciance et ils tentaient de lui faire entendre raison. Il avait tout de même trois enfants et la dernière n’avait que quatre mois. Comment pouvait-il envisager de rester encore ? Comment pouvait-il ne pas avoir peur pour sa famille et pour lui-même ? Yenovk avait peur, bien-sûr. Il n’était pas plus fort qu’un autre, simplement il refusait que cette peur l’envahisse et soit moteur de ses décisions.
Yenovk regardait le fond de sa tasse, le marc déposé inégalement sur les parois semblait dessiner le désert et malgré-lui, les récits des bédouins ou des mercenaires venaient perturber sa rêverie. D’après les dires, les populations déplacées étaient conduites à pied, sous la garde armée des soldats, jusqu’en Syrie, dans le désert de Deir-es-Zor.
Le désert entier avait été aménagé en un immense camp. On disait qu’il s’agissait d’un camp de réfugiés, que les populations étaient déplacées pour leur confort, vers des terres plus fertiles et des régions de l’empire où le travail ne manquait pas. Mais les quelques témoins de ces déplacements avaient rapporté l’horreur, l’ostracisme, la torture et la déshumanisation qui régnait dans la caravane, puis dans le camp.
Les réfugiés, comme on les nommait, arrivaient par flots, amaigris et fragilisés par ce voyage de presque six jours. Mais ce qui les attendait à l’intérieur du camp était bien pire encore et aucun d’entre eux n’en ressortait. Un berger, qui avait livré de la viande aux soldats, racontait les exécutions de masse et l’industrialisation des éléments organiques.
Le terme de camp de la mort avait émergé à bas bruit, les intellectuels et les révolutionnaires imprimaient des tracts pour tenter d’alerter la population, mais ils étaient rapidement arrêtés. Yenovk, toujours plongé dans le marc de café, comprit que très prochainement, ce serait le tour des notables, puis du clergé d’être déportés. Il n’avait toujours pas compris pourquoi cette machine destructrice s’était emballée, ni quels étaient vraiment les enjeux politiques de ce déferlement de cruauté. Il ne savait même pas de qui, ni de quoi avoir peur ?
Les alliances politiques se faisaient et se défaisaient presque quotidiennement, les peuples voisins étaient parfois amis, parfois mercenaires à la solde du pouvoir. Les soldats d’un jour devenaient les condamnés du lendemain ; et il n’y avait aucune logique dans tout cela. Il se décidait à rentrer chez lui. Il remontait la rue des tisserands et l’image du marc de café revenait sans cesse à son esprit, il lui semblait apercevoir dans ces traces un semblant de cohérence, une idée furtive… Un voisin courait à sa rencontre et arrivé à sa hauteur, lui chuchotas d’un ton grave qu’ils allaient être arrêtés, la source était sûre, il fallait faire vite.
Haïganouch était dans la véranda, occupée à trier des photos et des documents. Dans le vestibule, elle avait rassemblé des affaires et elle s’apprêtait à en faire un balluchon. Elle vit son mari arriver, comme à son habitude, par le balcon. A quoi bon ouvrir une porte quand on peut escalader un balcon ! Elle aimait le côté espiègle de son mari et ses manières d’éternel adolescent. Mais aujourd’hui, elle était décidée à ne pas céder à ses fantaisies, il fallait partir au plus vite, quoi qu’il en pense. Elle était prête et n’avait plus peur. Elle savait qu’elle devait le convaincre et réagir, vite.
A sa grande surprise, son mari n’opposa aucune résistance et se contenta d’opiner du chef. Pendant qu’elle s’affairait, elle l’entendit dire aux enfants de prendre uniquement leur matériel et leur tenue de pêche. Puis, se tournant vers elle, il dit simplement : j’ai la carte, il faut partir par la mer, le désert ne mène nulle part, il faut passer par Iskandar. Elle ne put refréner un éclat de rire lorsqu’il dit que cette carte était dessinée dans le marc de café ! C’est finalement d’humeur légère que tous quittèrent la maison.
Le bus pour Iskendar était réputé sûr, jusqu’à présent les combats et les attentats avaient lieu au nord-est. Haïganouch portait son bébé dans ses bras et pensait à la France. Il faisait chaud dans l’autobus et elle agitait son éventail le visage de la petite fille. Les deux garçons étaient assis à l’arrière avec leur père, occupés à réviser leur matériel de pêche. Elle pensait qu’il serait certainement plus simple d’atteindre Haïfa par la mer que la Tour Eiffel et elle sourit à l’idée du marc de café !
La route était cabossée et le bébé avait la nausée, elle devait avoir faim, mais Haïganouch ne souhaitait pas offrir le spectacle de l’allaitement aux passagers du bus. Elle attendrait la prochaine halte, à 25 minutes, d’après le chauffeur. Le bébé s’époumonait à réclamer et les passagers jugeaient sévèrement Haïganouch du regard. Une femme vint s’assoir à ses côtés et se présenta. Elle s’appelait Nour, était libanaise et rentrait chez elle à Beyrouth. La présence de cette femme avait calmé la petite.
Nour les regardait tendrement. Elle avait compris, dès son arrivée dans le bus, que cette famille était en fuite. Elle savait que les Arméniens étaient pourchassés. Elle se dit qu’ils avaient peu de chance de réussir sans son aide et elle avait besoin qu’une autre femme qu’elle-même, puisse prendre soin de son fils. Nour vivait du commerce de ses charmes, elle souhaitait que son fils ait une bonne éducation et une vie meilleure que la sienne. Elle invita la famille à poursuivre la route avec elle jusqu’à Beyrouth. Elle lui ouvrit sa maison et la cacha pendant trois ans, en échange de la prise en charge de son fils, comme si c’était le leur. Pendant ces trois années, elle économisa pour payer leur voyage jusqu’en France. Yenovk faisait l’école, Haïganouch la cuisine et Nour était heureuse de voir son fils s’épanouir aux côtés des enfants pendant qu’elle travaillait. Un beau matin, elle les accompagna au port, sur le quai le bateau les attendait. Elle serra son fils très fort dans ses bras et leur souhaita bonne chance. Elle est restée sur le quai jusqu’à ce que le bateau disparaisse à l’horizon. Elle était rassurée pour l’avenir de son fils et la couleur du ciel augurait une belle journée.
Haïganouch, Yenovk et leurs quatre enfants sont arrivés à Marseille en janvier 1924, ils ont été placés par les autorités françaises dans un camp sanitaire sur l’ile du Frioul, au large de Marseille. Pendant leur séjour le camp, Yenovk a continué à faire la classe aux enfants. En 1926, ils ont obtenu un passeport Nassen[1] qui leur a permis de quitter le camp. Ils ont obtenu la nationalité française en 1954. Leur fille a vécu jusqu’à 100 ans.
De Dominique
Émeric le soldat Belge (en hommage à mon grand-père).
Il pleut et l’eau s’infiltre partout. J’en ai dans les chaussures, mes chaussettes sont trempées. L’humidité imbibe mes sous-vêtements. Mon imper me pèse, il ne me sert plus à rien sinon qu’à me peser encore plus.
Il est cinq heures et j’ai encore deux heures de garde à exécuter. Après, j’essaierai de me trouver du café chaud, enfin disons un jus noir et brûlant qui me donnera la sensation de me réchauffer les boyaux.
Par-delà la rivière, « les Boches » sont aux aguets. Je les vois prêts à nous tirer dessus. Sur son échelle, le capitaine observe à la jumelle les lignes ennemies. Voilà que la pluie s’arrête, mais c’est encore pire car la brume la remplace. À l’abri, derrière nos sacs de sable, je crains le pire. L’ennemi va essayer de profiter de ce rideau de brouillard pour tenter des patrouilles de reconnaissance. Ils sont à l’affût et cherchent les faiblesses de nos positions défensives.
En cas d’attaque, notre seul salut tient dans cette barrière de sable, l’eau étant à fleur de sol, il n’est pas possible de creuser. Les gradés là-haut dans leur tour d’ivoire, nous font croire que ces remparts nous protégerons des balles, des obus et des baïonnettes allemandes. Quelles foutaises, on veut nous faire avaler des couleuvres quand on a du galon.
Un fragile plancher de bois nous isole de la tourbe collante, il claque sous les pas de la troupe transie. Entassés sous des plafonds de planches, des soldats essayent de dormir. Les toits dégoulinent de crasse boueuse qui tombe sur les hommes assoupis. Quelle misère cette condition de « poilus ».
C’est ici sur les bords de l’Yser, que nous autres de l’armée Belge, nous défendons ce qui reste de notre territoire tant convoité par les Teutons si peu respectueux des conventions de neutralité du pays.
La rivière, obstacle naturel qui fait un arc de cercle entre Newport et la frontière française, sera le dernier rempart face à l’agression de l’Allemagne. Notre courageux roi Albert premier l’a promis, son armée ne reculera plus.
Sur notre flanc droit, luttent dans un intérêt commun nos frères d’armes : les Britanniques et les Français.
Le capitaine du haut de son échelle harangue la garde :
– Justin, Émeric, Léon, Constant, vous allez partir en patrouille de reconnaissance avec le sergent Edmond. Vous pousserez votre marche jusqu’au coude de Tervaete, essayez de voir si « les Boches » s’agitent, le brouillard pourrait leur donner des idées. Prenez le minimum de ravitaillement et n’oubliez pas de remplir vos cartouchières, ça pourrait vous servir ! Sergent, je compte sur vous et vos gars pour me faire un rapport sur les positions ennemies.
Le sergent, droit dans ses bottes :
– Bien mon capitaine, allez les gars prenez vos armes et votre barda on y va.
Les camarades et moi-même, harassés de fatigue, transis de froid, affamés et, ni plus ni moins courageux que les autres, nous nous mettons à la disposition du sergent, notre sens de l’honneur ne doit pas être mis en doute.
– À vos ordres sergent.
Du haut de notre rempart de pacotille, le tir de diversion commence, nous sautons par-dessus la barricade et au pas de course nous nous rendons vers les berges de la rivière. Dix à quinze mètres tout au plus nous séparent de l’envahisseur. Ce « no man’s land liquide » nous procure une certaine sérénité. Bien sûr, mettre des canots à l’eau est toujours possible, mais l’ennemi se mettrait alors dans une situation très vulnérable.
La patrouille arrive au coude stratégique de Tervaete, le sergent positionne ses hommes en demi-cercle. Séparés de quelques mètres les uns des autres, nous observons la rive d’en face. Tout est calme. Léon, en liaison radio avec le capitaine, attend des instructions.
Malgré les heures de garde accumulées, l’adrénaline me tient éveillé. Sur l’autre rive, l’ennemi s’agite, ils font une belle cible pour mon mauser, un appui sur la détente et « boum » le gaillard est mort. Parfois, la nappe de brouillard se densifie et plus rien ne prend forme. Dans ma position d’observation je sens le sol se dérober sous mes pieds, je suis comme aspiré par cette bouillasse infâme. Au plus je me débats pour retrouver un appui ferme, au plus je m’enfonce. Il me faut changer d’endroit. Mais les ordres sont de rester discrets pour ne pas se faire remarquer.
– Sergent, je suis en train de m’enliser ! Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase, un claquement sec et voilà que Léon s’affaisse, la tête rouge de sang. Justin, Constant le sergent et moi tel des cabris apeurés, sautons de l’autre côté du monticule afin de nous protéger. Le traître assaut nous a pris de revers. Ils sont dans notre dos.
– Émeric, Il faut récupérer la radio, sinon on est cuits ! Essaye de l’attraper, nous allons te couvrir.
Ça tire de partout, je tente le tout pour le tout. Le feu de couverture crépite, les Teutons baissent la tête, je saute, j’agrippe la radio poisseuse du sang de Léon et je repasse le monticule. Les salves s’arrêtent mais nous sommes repérés par les sentinelles de l’autre rive. À leur tour, ils nous canardent. Les balles sifflent, le sergent est touché, il s’effondre sans un cri.
– J’ai hurlé à qui pouvait l’entendre, ça va mal, mettons-nous à l’abri !
Dans ce capharnaüm de l’horreur je m’aperçois que je n’ai pas fait usage de mon arme. Quel piètre soldat je fais, je vais mourir dans ce trou sans m’être défendu.
Sur l’autre rive, l’ennemi prépare l’artillerie lourde, il connaît notre position et s’apprête à nous envoyer dans l’autre monde. Un seul coup au but et nous serons pulvérisés.
En désespoir de cause, nous vidons nos chargeurs sur la patrouille qui nous a pris à revers. Une pluie de projectiles lui tombe dessus, elle la réduit au silence. En face, le chef de tir allemand « gueule » ses ordres. La batterie se met en position et nous vise. À court de prières, j’attends le coup fatal, qui par chance, ne viendra pas. Le brouillard s’est épaissi, on ne distingue plus rien. Grâce au ciel, mes prières ont été entendues.
– Allô, capitaine, ici le première classe Émeric, ça va mal pour nous et nous avons besoin d’un sérieux coup de main. Le sergent et le radio sont morts, nous sommes pris entre deux feux.
– Quelle position avez-vous ?
– Nord-Ouest en direction de la boucle de Tervaete, juste en face de la ferme des « Trois Bœufs », méfiez-vous de la patrouille allemande en embuscade dans le petit bois.
Constant s’écrie : – Godferdom (Nom de Dieu) une grenade… Un bruit assourdissant, un souffle me projette en arrière puis, le néant.
Deux jours plus tard, j’ouvre les yeux dans un lit miteux d’un hôpital de campagne. Des plaintes, l’odeur du sang, des draps rougis. C’est là qu’on m’annonce la mort de mes camarades. C’est la radio qui m’a sauvé, me dit-on, elle a amorti l’impact de la grenade. L’infirmière me rassure :
– Vous avez été chanceux, l’ambulance est prête et elle va vous emmener en convalescence dans la campagne française.
Enfin le silence, la paix et un lit blanc qui n’est pas envahi par les punaises. Céline, une femme bienveillante, veille sur nous comme une maman. En échange de ses bons soins, nous participons aux travaux des champs pour remplacer les hommes absents. « Congé agricole », me dit mon ordre de mission.
Hélas, ce retour à la vie n’a pas duré longtemps, la Belgique avait besoin de ses enfants et j’ai retrouvé l’horreur des combats pour participer à la défense d’Ypres, la ville martyre.
Trois jours à peine après mon retour, mon unité subira la plus vile des attaques au tristement célèbre gaz « moutarde ». Une fumée jaunâtre se répandit dans les tranchées pour asphyxier ses premières victimes décimées en quelques minutes. Par chance, le gaz toxique qui m’a survolé ne m’a pas tué. Il me brûla la peau et mes yeux ont pleuré toutes les larmes de mon corps mais, j’ai survécu.
Après quatre années de combats destructeurs, je fus démobilisé. La nation reconnaissante m’honora de la croix de l’Yser, de la médaille de la Nation, de la médaille de la commémoration de la guerre 1914-18 et elle m’attribua la « carte du feu ».
Vingt ans plus tard, je vivais en paix, retiré dans un petit village du nord de la France avec Céline, la bienveillante qui avait soigné mes blessures morales et physiques de la guerre des tranchées, quand j’ai lu un article de journal dans lequel certaines voix remettaient en cause les détenteurs de la soi-disant « carte du feu ». Alors, et pour la première fois de ma vie d’homme, j’ai pleuré en pensant à : Léon le radio, Edmond le sergent, Constant et Justin, mes compagnons d’infortune et à tous mes frères d’armes tombés au champ d’honneur.
De Christophe
Deux photos, un acte de décès. Grand format, les photos. Portrait pour l’éternité ? Même pas. Comme dit ailleurs, par je ne me souviens plus qui : « Eh oui, ça aussi, ça passera ! ». La devise était inscrite à l’intérieure d’un anneau que portait je ne sais plus quel personnage réputé et intitulé « saint ». Jean, dit de la Croix, je crois.
J’écris « je crois », pour autant, je ne suis pas croyant. Tant mieux, ou tant pis. Quand on croit, l’éternité a peut-être bien un visage plus humain, ou plutôt divin. Sinon, c’est juste le temps, la durée, le long effilochement des instants les uns à la suite des autres. Et tout se passe comme si, d’un instant à l’autre, il y avait un gouffre d’éternité franchi avec la célérité de quelque chose qui pourrait bien s’apparenter au néant.
Qu’est-ce donc qui me rend philosophe à ce point ? De voir ces deux photos de mes grands-parents, l’une à côté de l’autre, et de me dire que je ne les ai pas connus. Ma maman elle-même ne les a pas connus, ou si peu. Ils ont passé l’arme à gauche alors qu’elle avait à peine deux ans. D’abord ma grand-mère, Santa Sella, puis six mois plus tard, Gio Batta Vinante. Et ça se passait quelque part dans l’entre-deux guerres. Vous savez, la « Grande », la der des ders, et la Seconde.
Je ne les ai pas connus et le temps approche où je deviendrai le seul et dernier dépositaire de cette poignée de mémoire. Maman, ma tante, mon oncle… les derniers liens coupés avec cette part de moi que j’ai toujours idéalisée. Au point de me mettre régulièrement en tête d’apprendre l’italien.
La Sicile, Naples, ça fait rêver. Le grand mythe de l’immigration italienne s’enracine dans l’exil des pauvres gens du sud de la péninsule. Mes grands-parents, eux, venaient de Posina, dans ce qu’on appelle le Tyrol italien. Tout au nord. J’ai longtemps voulu me convaincre que toute cette clique dont je n’ai entendu que les noms – car l’histoire familiale s’émaille de toute une kyrielle de noms de cousines et de cousins plus ou moins proches – avait quitté l’Italie pour fuir le fascisme mussolinien. La réalité est sans doute bien plus prosaïque : du travail, une vie meilleure.
Santa et Gio Batta ont débarqué du côté de la Seine et Marne, au milieu des années 1920, avec un gamin dans leurs bagages, qui deviendrait apprenti boucher et mon tonton Angelo. Ma tante et ma mère sont nées en France. Le temps de mettre au monde les deux gamines, et Santa est emportée par une sorte de grippe. Elle était couturière. Gio Batta lui a survécu, mais guère. Pas même un an se passe avant que la même espèce de grippe l’envoie rejoindre sa jeune épouse.
Ma tante et ma mère ont grandi en pensionnat, à Nemours, chez « les bonnes sœurs », comme elles disaient en se souvenant. Et l’une de ces bonnes sœurs à cornette leur avait un jour dit que le mur sur la place devant l’Hôtel de Ville de Nemours, eh bien leur papa avait participé à sa construction, car il y avait œuvré comme maçon.
Bien sûr, ça ne fait pas de mon grand-père un héros bâtisseur mais malgré tout, je continue d’avoir plus d’admiration pour lui que pour n’importe quel roi, pharaon ou chef de guerre.
De Lisa
Tiens ! Un écrivain a retrouvé chez son grand-père ce fabuleux texte, écrit à sa douce lors de son départ.
Inspiré de la chanson de C Jérôme « pleure pas pour moi »
C’est vrai que la vie les a séparé
Mais leurs cœurs vont toujours s’aimer
Pas besoin de la mort pour le rappeler
C’est vrai les larmes peuvent couler
Mais la tristesse sera plus au foyer
Le destin viendra les protéger
C’est vrai que le trépas les a tout emporté
Sauf l’amour qui s’est développé
Plus rien, ne pourra les séparer, c’est vrai !
Pleure pas pour ça !
La reine est toujours là
Le roi a quitté ses pas
Mais sa tendresse sera là
Pleure pas pour ça !
De Pierre
Je n’ai pas l’honneur d’avoir des ancêtres célèbres, dignes de figurer au panthéon de la nation. Toutefois, après des recherches dans mes maigres archives familiales, je peux citer des personnes de ma famille qui se sont illustrées, soit par des actes de bravoure, au péril de leur existence, soit par les actions menées qui ont contribué au développement du pays.
Madeleine, ma tante, que je considère comme une « Juste parmi les nations », selon la formule consacrée, hébergea en 1942 une famille d’origine juive, une mère et ses deux enfants, recherchée par la Gestapo et la police Française. Cinquante ans plus tard, aux obsèques de ma tante, un des deux enfants qui était présent écrivit sur le registre de condoléances quelques mots de remerciement, rappelant cet acte de bravoure et j’en fus très touché.
Paul, arrière-cousin, est mort à Verdun en 1916 : il n’y a rien de notable à ajouter à cet événement qui était tristement banal à cette époque, sinon que cette guerre, comme les autres, étaient une infame « boucherie ». Pour gagner quelques centimètres de terrain, on n’hésita pas à envoyer à la mort 1.4 millions de jeunes, sans compter quatre millions de blessés. Gardons pour toujours en mémoire le courage de ces jeunes qui sacrifièrent leur jeunesse, leur vie au nom de la patrie. Merci Paul.
Papy Jean, mon beau-père, était un petit bonhomme très ingénieux, très discret aussi. Son épouse ne savait pas ce qu’il faisait avec d’autres en ces temps troubles d’occupation allemande. En fait, ils allaient poser des pains de plastic sur les voies ferrées d’une gare de triage de Seine et Oise, afin d’empêcher les mouvements de convois militaires allemands. Simple et discret comme il l’était toujours, il ne fut pas récompensé de ses actes de bravoure accomplis au péril de sa vie afin que la France soit de nouveau libre. Je l’en remercie.
Pietro (Pierre), mon grand-père maternel que je n’ai malheureusement jamais connu, eut un parcours de vie assez tourmenté. Originaire de Catane, il prit la décision, comme beaucoup d’autres, de quitter la Sicile pour fuir la pauvreté et le despotisme et d’aller en Amérique rejoindre un frère qui y était déjà installé. La faillite de la compagnie de navigation, qui devait les transporter, mit fin à leur rêve, mais Pietro et sa femme, Palmira, ma grand-mère, franchirent le détroit de Messine aux alentours des années 1890 et montèrent vers le Nord, en train ou à pied. Ils arrivèrent à l’Aquila près de Rome où ils ne firent qu’une courte étape, leur objectif étant d’aller en France où les besoins en main d’œuvre étaient importants dans le bâtiment, son métier.
Le voyage vers la France fut difficile, surtout avec deux enfants mais ils trouvèrent là une région accueillante, en Isère. Mon grand-père trouva du travail dans la construction d’ouvrages tels que des barrages et le chemin de fer de la Mure. Ils eurent là un troisième enfant, ma mère, et il obtint la nationalité française dans les années 1920. Voilà en résumé son parcours et sa volonté d’être un homme libre et de servir le pays qui l’accueillit ; j’en suis fier.
Il est temps de refermer la boite aux archives. Il est aussi important pour soi-même et les générations futures de garder quelque part dans sa mémoire une trace de ses origines et se rappeler du rôle joué par nos ascendants dans la construction du monde dans lequel nous vivons.
Il est certaines propositions d’écriture qui nous remuent au plus profond de notre être.
Merci du fond du coeur à celles et ceux qui ont écrit pour nous faire partager, ne serait-ce que le temps de la lecture, un bout de leur histoire familiale.
L’Histoire se vit parfois comme un rouleau compresseur, avec ces guerres sans fin tout au long des siècles. Que de millions de morts, pour qui, pour quoi? Pour obéir à des rois anguinaires et absolutistes, à un empereur qui se croyait le maître du monde, à des généraux qui ont sacrifié toute une génération de jeunes pour un attentat à Sarajevo, ou pour un dictateur fou qui se prenait pour un grand artiste qui a un sombre record à lui tout seul de plus de 40 millions de morts dans le monde, à des dirigeants qui ne voulaient pas lâcher les colonies françaises?
Il est malheureux de constater que les erreurs du passé ne se retiennent pas et que certains dirigeants perpétuent en 2023 la triste réalité de la guerre.
A quoi sert donc l’Histoire alors? Quand les humains cesseront-ils de se faire des guerres? Pourquoi n’est-il pas possible de vivre en paix? Pourquoi autant de morts, de misères, au nom de qui et de quoi? De quel droit sacrifie-t-on des êtres humains, que des femmes ont enfanté dans la douleur? A-t-on une seule fois pensé à la douleur de ces mères, qui en perdant leurs enfants, perdent tout?
Je vous souhaite, malgré mes réflexions, une belle semaine créative.
Je vous donne rendez-vous la semaine prochaine pour de nouveaux textes dans l’atelier d’écriture du blog LA PLUME DE LAURENCE.Portez-vous bien et prenez soin de vous!
Créativement vôtre,
Laurence Smits, LA PLUME DE LAURENCE