Entre réalité et fiction la proposition d’écriture N° 125 offre des textes émouvants. 

Un grand nombre d’entre nous aurait aimé avoir une autre vie, faite de passions. Pas forcément une vie “normale”, mais plus en harmonie avec ses aspirations. Certains et certaines ont réussi, pas d’autres. A qui la faute? Et pourquoi?

Voici vos textes. Je vous en souhaite une belle lecture.

De Cathy

Sarah sirotait une bière dans le hamac quand le téléphone sonna. « Oui, okay, t’en fais pas. Je connais par cœur le type. Oublie ça. Les flics; je m’en charge ».
C’était déjà la troisième fois que Paul la joignait depuis hier. Décidément, elle aurait dû faire appel à une autre agence. C’était mal engagé. Depuis qu’elle avait pris sa carte au club, plus rien ne tournait rond. Elle regarda le ciel, une belle journée. Elle avait plaisir à se balancer de la sorte tout en tapant dans le punching-ball. Elle baissa ses lunettes. L’idée lui vint de faire une partie de fléchettes.
Elle arracha la ventouse bleue de la cible de plastique. Bah, elle n’irait pas bien loin avec ce matériel. Elle le savait. La piscine à sec, elle trouva le sol pour l’ancrage, idéal. Ses Ray-Ban étaient parfaites pour ce genre d’activité. Une larme coula. Elle déboucha une énième blonde. Elle avait largué Vincent. Et par-dessus le marché, elle l’avait traité de couille molle. Et pire, elle venait d’embaucher cet agent pour avoir la preuve . Assurément, si elle finissait par trouver les preuves , elle récupérerait l’argent des actions. C’était un financier véreux, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il lui avait plu. Et maintenant ?
Elle prit une seconde fléchette du pot à géranium et nettoya la terre avec de l’herbe. La larme suivante l’empêcha de discerner le petit rond au milieu. Elle n’était pas à son premier échec. Le 3 avait été son préféré. C’était sa première fois. Le 4 lui avait valu les fourches de sa sœur. Et le 11 de Vincent . Comme la vie, il suffisait de tourner le disque dans la bonne direction. Elle ferma un œil, puis l’autre, sans trouver une position convenable. Le cercle se mit à tourner subitement sans savoir si c’était elle qui tournait la tête. Elle sursauta. Une main agrippa son épaule
« Eh, pstt… Espèce de dingue. J’ai cru que c’était un bandit. Pas un peu dingo ou quoi? — Ça y est, j’ai le document… Pas top non ? “
Il montrait un papier à encre bleue comme s’il venait de remporter la coupe Davis. « Regarde la signature. Elle est belle. De rêve. Regarde les initiales, rien à dire, c’est tout bon, ce type est cuit ».
Sarah, à son tour, examina la signature. Les liés et déliés avec ce petit point minuscule, oui c’était bien lui . Dès lors, c’était fait. L’avenir s’ouvrait enfin. Paul tira la fléchette rouge et la déposa sur les lèvres de Sarah « chérie, ne dis rien, je t’aime… ». Sarah desserra l’étreinte. Elle était en nage. Son visage perlait. Elle supportait mal l’alcool en plein soleil. La tête lui tournait. Elle tenta de se redresser en vain. Elle glissa. On entendit un bruit sourd. Le choc d’un corps qui s’effondre, puis aussitôt un pas précipité derrière la clôture. Un voisin ramena l’homme dans le jardin, un fusil sur la tempe. C’était Vincent, une boule de pétanque à la main.
« Tu vois, j’ai appris beaucoup de choses avec Sarah » hurla-t-il à Paul. Paul trembla. Sarah expiait tout en recouvrant ses esprits. Paul courut se cacher dans le cellier. Sarah tenta de le calmer. « Arrête, je t’en supplie, c’est pas ce que tu crois…La concierge c’est une hypocondriaque. Elle a cru que Paul était aussi médecin. C’est tout. Il a voulu la rassurer. Elle lui a ouvert la porte de ton appartement pour qu’il lui donne tout de suite un antalgique et une ordonnance. C’est pas ce que tu crois…
— Sale menteuse. Voilà ce qu’elle m’a dit : Docteur, il y a un type qui m’a forcée à aller chez vous …
— C’est vrai, hurla Sarah, c’est vrai. Eh bien quoi, tu m’as menti, non ? Tu es un fou, un pauvre type…
— Arrête, je fais te faire …
— Et moi je te jure je vais le dire à tout le monde que… que… ».

L’homme la regarda d’un œil noir, d’un regard de fauve puis, pris de panique « Arrête, Sarah, arrête, ne fais pas cela, je t’en prie. ». L’homme se mit à genoux, les bras en croix, implorant le pardon qui ne venait pas. Quelques heures plus tard, alors que le livreur apportait un sandwich, on retrouva l’homme à la porte, le cordon du store autour du cou. Sarah, appelée par la concierge, éclata de rire « j’aurais aimé avoir une vie normale… ».

De Gérard

Une vie normale

Je suis né dans un merveilleux pays, un des plus grands d’Europe.
Mon pays est vert, riche, varié, montagneux à l’Ouest, débouchant sur la mer au Sud.
Il est jeune, n’a guère plus de 30 ans, possède sa propre langue et une riche histoire.
Mes ancêtres y ont vécu.
J’y vivais heureux avec mon épouse et mes trois enfants.

Tout vient de voler en éclats.
Depuis huit jours, nos puissants voisins, dirigés par un dictateur corrompu et passéiste, ont pénétré sur notre territoire.
Sur ma demande instante, ma femme Oksana, et nos trois enfants, Miron, Petro et Luba, sont partis se protéger de l’autre côté de la frontière, où règne la démocratie.
Je les y ai conduits.
Je suis rentré chez moi.

Ma maison avait été soufflée la veille par un obus.
J’ai rejoint les volontaires patriotes.
Pacifiste dans l’âme, j’ai pris les armes pour la défendre, mon âme.
Vladimir ne m’a pas laissé le choix.

Demain je ne serai plus là pour vous écrire
Pourtant
Comme vous
J’aurais aimé avoir une vie normale.

Valentyn

De Françoise G

Si…


40 ans ! Le milieu de la vie ?
Mes amies, les rares amies que j’ai, pleurent, gémissent, se plaignent : « La jeunesse fout le camp ! les rides défigurent, les tailles 40 boudinent, les cheveux ternissent, blanchissent, cassent… Coups de blues…Déjà ! On n’a pas vu le temps passer…L’amour a perdu sa romance, la mélancolie s’installe, pire, la déprime, les antidépresseurs, les somnifères… »
Je les écoute, je ne les comprends pas. Elles ont tout. Elles ont toujours tout eu !
Du plus loin que remontent mes souvenirs, je suis une petite fille sage vivant avec un petit frère, une maman jeunette, légère, gaie, un papa, et le frère de mon papa que j’appelle « parrain ». Papa et parrain sont jumeaux. Moi, je reconnais bien mon papa, mais les gens les confondent souvent. Ils sont inséparables, pourtant papa rit rarement, parrain rit tout le temps.
On n’est pas riches ! Ca, je l’ai compris ! Papa va travailler avec sa mobylette, je ne sais pas où. Parrain s’en va aussi, à pied. Il ne doit pas travailler loin, il vient parfois me chercher à l’école. Maman ne travaille pas, elle « élève ses enfants ». Elle se rend à la mairie pour avoir des bons. Avec les bons, on va faire les courses…juste des trucs pour manger. Pour s’habiller, on va près de l’église, au « Secours catholique ». Des dames très gentilles trient des habits pas neufs, mais propres et pas abîmés. Maman fait ce qu’elle peut, mais je trouve qu’elle ne ressemble pas aux autres mamans. Les autres mamans ne lui parlent jamais.
Je vais à l’école avec un cartable qui a connu d’autres enfants et des crayons de longueurs différentes bien taillés, donnés aussi par les dames du Secours catholique. La maîtresse me donne des cahiers neufs, elle en donne à tous les élèves, avec des protège-cahiers bleus, verts, rouges ou jaunes. Je ne suis pas une bonne élève, pas une « lumière ». Je ne comprends pas tout, j’ai du mal à retenir, je ne sais pas m’appliquer. Il m’arrive de chiper la gomme de ma voisine, qui me la reprend aussitôt : « t’as qu’à avoir tes affaires ! ». Je suis très sage, j’aime me croiser les bras. Je ne suis pas attentive, plus occupée à regarder les robes et les cheveux des autres filles, ou à faire des grimaces à ceux qui se moquent de moi quand je me trompe, et, je me trompe souvent.
Je suis encore bien petite quand mon papa disparaît de ma vie. Un mystérieux accident de mobylette. Les gens me regardent avec pitié, parlent à voix basse. Ils ignorent que les enfants peuvent être cruels. « Ton père, il s’est jeté sous le train avec sa mobylette ! ». Il fanfaronne celui qui sait. Je ne le crois pas. Je profite de tous ceux qui s’occupent de nous pour consoler notre chagrin. Je ne sais plus si je pleure, si maman pleure. Parrain ne pleure pas, un homme ne pleure pas. Il console maman. Je l’ai entendu dire par des personnes au sourire entendu.
La vie reprend presque comme avant, sauf qu’il n’y a plus papa. On continue à vivre avec les bons de la mairie qu’on dépense au « Leclerc » et les habits de l’église. Je ne suis pas une bonne élève, je suis toujours sage, je ne dérange pas.
Un nouveau petit frère est arrivé à la maison. Il est mignon. J’aime beaucoup mes petits frères, maman me dit de m’occuper d’eux. Je chante, je joue, je berce, je donne la becquée…
Mercredi, 20 avril. Je suis en CE2, j’ai redoublé. C’est maman qui nous a accompagnés à l’école à 13h30. C’est mémère qui vient nous chercher à 16h30. Maman n’est pas venue, elle ne viendra plus, elle est tombée dans la cuisine. J’ai entendu AVC. J’ai pensé: elle est tombée dans la cuisine ou dans les WC. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir en tombant. Pour la 2eme fois, la mort bouscule ma vie. Je sais que je suis orpheline comme la petite fille aux allumettes. Je n’ai pas vu mes parents morts. Je crois que je les aimais. Je n’étais pas malheureuse.
Parrain est resté, où serait-il allé ? Ma grand-mère n’habitait pas loin, elle venait tous les jours. C’est qu’elle avait aussi sa vie ! Parrain ramenait parfois une jeune femme à la maison… 3 enfants…elle ne restait pas longtemps.
Je suis rentrée au collège, en enfer, pas ma place. J’étais assez grande pour m’occuper du ménage et de mes frères… à 12 ans.
J’ai grandi ainsi, Cendrillon sans fée, ni prince charmant pour changer la vie. Je n’étais bonne à rien….
CDI sur CDI pour faire des ménages. Aujourd’hui, je retourne à l’école. Je suis technicienne de surface. Quand j’étais petite, on disait la balayeuse. Je balaye les classes après le départ des enfants.
J’ai 40 ans. Je n’ai plus personne à charge. Je vis pour moi. Pourtant :
J’AURAIS AIME AVOIR UNE VIE NORMALE !

De Gilles

Abigail vient d’avoir trente-six ans. Elle vient d’obtenir son premier diplôme, le baccalauréat.
Fière d’elle à juste titre, elle ne peut s’empêcher d’annoncer la bonne nouvelle à sa mère, comme un besoin de reconnaissance. Elle a peut-être pardonné, mais pas oublié tout le mal qu’elle lui a fait.
« Ma pauvre fille, d’autres l’on eut avant toi, d’autres l’auront après ».
Ce sera la dernière fois qu’elle adressera la parole à sa mère. Reste à passer le cap final, le concours d’infirmière. L’écrit s’est bien passé, l’oral sensiblement pareil. Pour les épreuves concrètes, en situation réelle avec des malades, cela ne n’annonce pas de tout repos. Trois malades, trois cas différents, trois opérations de soins à réaliser. Sur les trois cas, Abigail rencontre des difficultés, indépendamment de sa volonté. Ses interventions se heurtent à des dysfonctionnement, dus à l’état des patients. Veine qui roule, au moment d’installer la perfusion, rythme cardiaque anormalement élevé, arrêt respiratoire pour le dernier. Gardant son calme, sa lucidité, Abigail su maîtriser les gestes, aidée en cela par une petite voix dans son oreille gauche « ne lâche rien, ne lâche rien, tu vas réussir » par trois fois. C’était son père, depuis l’au-delà, qui était venu l’assister, qui l’avait aidée dans sa dernière épreuve. L’une des examinatrices, qui avait suivi Abigail durant ce test réel, reconnut qu’en quarante de carrière, elle n’avait jamais vu un tel acharnement du mauvais sort sur une candidate.
Abigail recevait son diplôme d’infirmière. Une nouvelle, une belle carrière s’ouvrait devant elle. Ses deux garçons l’avaient quitté, rejoint leur père, peut-être. Tout semblait calme, silencieux autour de Abigail. Elle avait réussi ses objectifs. Rembourser ses dettes, obtenir ses fameux diplômes. Elle s’en était sortie seule ou presque, par sa ténacité, son obstination. Plus rien, ni personne ne pouvait l’atteindre, lui faire du mal, la déstabiliser. Le soleil se levait pour elle chaque matin. Abigail se sentait l’âme vide, le cœur prêt à s’ouvrir, à aimer de nouveau, mais cela attendrait, il fallait commencer une nouvelle mission, plaisante, motivante, désintéressée : soigner autrui.
Abigail intègre le Service Psychiatrie d’un hôpital et y donnera le meilleur d’elle-même, sans compter. Elle s’est endurcie, devenue plus prudente, moins naïve ou incrédule. On n’en fini jamais d’apprendre et toutes ses épreuves, ses échecs, sont devenus pour elle d’autres diplômes.

Plusieurs années s’étaient déroulées pour que Abigail démêle l’écheveau de la construction de sa famille. Elle découvrait, peu à peu, comment elle avait pu se construire avec la configuration familiale qui était la sienne et qui n’était pas, loin s’en faut, des plus simples. Ce temps long lui fut nécessaire pour admettre qu’elle avait souffert, qu’elle avait vécu d’autres choses que ce que la plupart des gens vivent en général. Les débuts de son existence, ainsi que peut-être celles de ses frères et sœur avaient été plutôt chaotiques. Leur mère, Anne, s’était mariée jeune, à seize ans, « avec le premier venu de la ville » comme elle le déclara plus tard, pour échapper à une tyrannie, une raillerie dont elle était victime dans et en dehors de sa famille. Unie à un homme qu’elle n’aimait pas, elle mit au monde rapidement Louis, l’aîné, puis Charles et Jeannette, sans avoir jamais eu d’information sur la sexualité. Elle avait été mère avant d’avoir été femme.
Son père, Laurent, jeune aristocrate déchu, pris au piège par cette gamine, renié par sa propre famille, ne savait pas plus être père que Anne, qui s’était montré exécrable avec lui, le rabaissant à la moindre occasion, le trompant ouvertement durant ses absences, avortant par trois fois et conservant comme des trophées, les preuves de ces tromperies. Leur couple vola rapidement en éclat. Laurent partit sur des chemins dangereux, de bar en bar, noyant abondamment sa détresse dans les bas-fonds des verres alcoolisés. Quelle ne fut pas la surprise, l’effroi, la révolte de Abigail, à la lecture d’un courrier officiel, émanant d’un huissier de justice, lui intimant de participer financièrement à la prise en charge de ses ex futurs beaux-parents.
Ils intégraient un EHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes). Allait-elle enfin en finir avec ce gigolo ? Qui étaient ces personnes qu’elle ne connaissait pas, puisque elles n’étaient pas venues à la mascarade de mariage de leur fils, qui entre temps avait été déclaré décédé sur son île volcanique, sans plus de précisions ? Trop, s’en est trop.
Elle ne donnerait pas suite à cette injonction. Le divorce avait été bel et bien prononcé, acté, mais Fred n’avait sûrement jamais transmis les actes de son côté. Abigail venait déjà de donner beaucoup pour lui et ne donnerait plus. Il devenait urgent, pour elle, de définitivement tourner les lourdes pages de son passé, de voir loin, de porter des valeurs positives, de redonner de l’énergie à ceux qui la solliciteraient. Elle les rendrait sereins, les aiderait à se redresser sur leur chemin de vie, avec le don inné que Abigail à entre les mains, au bout des doigts.
Elle devenait infirmière, spécialisée dans les gestes alternatifs pour le traitement de la douleur. Tactilement, elle détermine la partie du corps qui a mal, qui souffre, mais elle sait aussi lire à l’intérieur des êtres, dont certains étaient possédés et qu’elle ne pouvait, ne voulait pas libérer de leur emprise. Laurent, durant ces années de travail sur les chantiers, avait eu l’occasion de rencontrer de belles personnes et notamment un certain Alexis. Celui-ci pensait qu’il pourrait rendre heureuse sa fille, la seule femme qu’il n’ait jamais aimée. Des rencontres impromptues avaient été organisées, mais Abigail avait d’autres préoccupations à ce moment-là.
Après quelques années de stabilité, elle renoua les relations avec Alexis, en qui elle avait trouvé un homme rassurant, prévenant, à son écoute, attentif à ses moindres doutes, ses interrogations, un homme qui l’aimait, simplement, comme elle était. Il prenait tout d’elle, sans se poser de questions.
Il savait ce qu’elle avait vécu et ne voulait pas faire ressortir les blessures enfouies, même si Abigail en parlait avec détachement, voire légèreté. Son père, de là où il était, veillait encore et toujours sur sa fille et lui adressa deux messages, comme pour lui signifier qu’elle était sur la bonne voie, qu’elle allait réussir ce pour quoi elle était faite. Rentrant à son domicile, à la nuit tombante, sur une route étroite, traversant une forêt épaisse, elle dût arrêter son véhicule de toute urgence. Au détour d’un virage, une tâche blanche au milieu de la chaussée, semblant inerte. Actionnant la manette des feux de route, elle distingua un gros palmipède, calme, dressant fièrement son cou, regardant dans la direction de Abigail. Elle descendit de voiture, s’approcha de l’anatidae, essayant de la pousser hors des voies de circulation, sans résultat. Elle contempla cette vision en se demandant ce
que cette oie faisait là. Le temps de remonter dans son véhicule, elle avait disparu.
Alexis doutait de cette annonce, il ne pouvait croire ce que Abigail lui contait. Le surcroît de travail, pensait-il. « Moque-toi de moi, baronnet, je te dis ce que j’ai vu ! ».

La même chose se reproduit quelques jours plus tard et c’est Alexis qui conduisait. Sensiblement au même endroit, à la même heure, au même virage, une oie paradait mollement. Avertisseur sonore, plein phares, rien n’effrayait le palmipède blanc comme le clair de lune présent. Alexis tenta d’écarter l’anatidae, sans y parvenir, même à deux. Retour à la voiture. En un instant, l’oie blanche s’était à nouveau éclipsée. Alexis devait bien se rendre à l’évidence, ces apparitions avaient un sens. L’oie blanche symbolise la vigilance, la pureté, la persévérance. Elle est aussi signe de constance, de fidélité, de loyauté et d’ambition. Surtout, elle apporte la capacité de se réinventer, ce qu’était précisément en train de faire Abigail. Intuitive fine et reconnue, avec une émotivité et sous un port altier, se cachait une sensibilité, qui permettait à Abigail de privilégier, avec maestria, les rapports humains. Elle donnait de l’importance à l’affect, aux autres, avec de l’intérêt. Mais elle
savait aussi préserver son jardin secret. Abigail était une belle personne, avec un bel état d’esprit, engageant chacun à aider autrui, comme elle avait le don de le faire.

Ce n’est plus la colère qui inonde le cœur de Abigail, c’est la félicité. Jamais plus aucune larme ne coulera aux yeux de cette belle jeune femme. Ses larmes, elle les a déposées sur l’oie blanche. Elles sont devenues des étoiles qui brillent pour elle, pour Alexis et qui guident leur chemin dans un avenir unique.

« J’aurais aimé avoir une vie normale ! » pensa-t-elle.

De Françoise V

C’est à travers la vitre du véhicule que je vois un bâtiment agricole inondé d’une lumière bleue intense et clignotante provenant sans doute de véhicules de secours. Je suis dans une ambulance très certainement. On me parle pour éveiller ma conscience, on me rassure. J’apprends que j’ai eu un accident de la route. On me raconte que ma voiture s’est écrasée contre le mur de la ferme pour éviter une collision avec une autre automobile, qui elle a fait un tonneau dans le champs de maïs. Consciente, la tête relevée, je suis allongée sur la civière recouverte d’une couverture de survie, branchée par toutes sortes de tuyaux. J’entends un homme qui annonce : « C’est fini, on ne peut plus rien ». Des portes claquent. On me glisse dans l’ambulance, les portes sont fermées. Le véhicule démarre. J’entends des commentaires. La conductrice accidentée est décédée. Je suis vivante.
Je m’endors malgré les stimulations que je reçois du médecin.
A mon réveil à l’hôpital, le médecin urgentiste m’annonce la fracture de mes deux pieds parmi mes contusions thoraciques. Une longue intervention chirurgicale est programmée. Une immobilisation de six mois au total. Une rééducation impossible pour le pied gauche car les os ne sont pas consolidés, une rééducation compliquée pour le pied droit ne pouvant pas m’appuyer sur le pied gauche. Il s’en suit de longs mois à souffrir, à boiter, et à me taire devant les incompréhensions, les incompétences des médecins, les erreurs de diagnostics. On veut me soigner pour une dépression, je refuse tout traitement en bloc. On veut me gaver de médicaments anti-inflammatoires, mais mon corps finit par les refuser.
Chaque matin, il faut se lever en serrant les dents tant les douleurs sont difficiles à supporter, ne plus pouvoir rester debout, sinon se munir d’une canne-siège, ne plus pouvoir suivre un groupe de marcheurs, fini le ski, le tennis, les stations debout, courir, les déplacements rapides. La fatigue physique et par conséquent mentale accompagnent mes souffrances quotidiennes.
La coquetterie attendra, je dois porter des chaussures orthopédiques et m’aider de béquilles dans les pires moments. Mon corps tout entier est meurtri, douloureux. Le corps médical me propose une greffe osseuse puis se rétracte dans sa décision. « Votre pathologie ne peut être résolue par la chirurgie, votre pied est beaucoup trop fragile, les nerfs et les tendons sont abîmés. Heureusement, un petit miracle dans ma vie va l’ensoleiller : la rencontre d’un médecin généraliste qui a la bonne idée de me donner des vitamines, du calcium, un suivi chez un rhumatologue et une rééducation adaptée à mon handicap.
Eurêka ! On m’a écouté, nous avons trouvé au bout de 30 ans comment me soigner. Volonté, opiniâtreté, persévérance, endurcissement sont mes points forts pour arriver à mes fins, et j’en suis fière : je me suis remusclée pour marcher, et retrouver le plaisir de la randonnée, et enfin ….le temps de la retraite pour améliorer mes soins, et me reposer. En bref, j’ai passé ma jeunesse telle une « vieille personne». C’est 30 ans de vie gâchée par un bistouri, un suivi bâclé, des incompétences médicales et le déni d’une erreur chirurgicale.
Une vie que je ne souhaite à personne.

“J’AURAIS AIME AVOIR UNE VIE NORMALE”.

De Lucette

Qu’est-ce que la normalité ? Chaque individu vit « sa » normalité. Celle de son voisin, ni même de ses enfants ou proches parents n’est la même pour personne.
C’est une énigme que cette normalité, en plus elle change au fur et à mesure que l’on vieillit… Ma normalité d’hier, n’est plus du tout à l’ordre du jour à l’instant où j’écris ce texte.

Bref ! Charlie était une petite fille passionnée de natation, d’ailleurs elle faisait de bons chronos et plusieurs fois est montée sur la plus haute marche du podium.
Pendant toute son enfance et son adolescence, puis sa vie de jeune femme, sa normalité était: nager encore plus vite, dépasser les autres, elle avait une rage de vaincre, les jeunes de son âge l’admiraient, mais ne l’égalaient jamais…
Elle a parcouru le monde entier, très belle femme, elle a été sollicitée pour devenir mannequin. Elle a côtoyé les plus grands de ce monde, a été courtisée plus qu’elle ne pouvait l’espérer. A 25 ans, elle a fait un enfant toute seule. Imaginez tous ces médias qui la harcelaient pour faire un « scoop » dans leurs journaux à scandales. Ils avaient là matière pour noircir leurs pages, qui, par ricochet, nourriraient les fidèles lecteurs en proie au scandale. Car leurs normalités à eux, étaient à mille lieux de celles de Charlie…
Elle a tout connu, la gloire, les excès en tous genres, la dégringolade qui a suivi. Cet enfant l’a rééquilibrée. Elle s’est cachée loin des voyeurs, pour protéger sa progéniture et vivre sa vie.
De temps en temps, les journaux faisaient des gros titres en se demandant ce qu’était devenue Charlie, « cette reine » de la nuit qui ne pouvait pas faire un pas sans avoir une escorte, une faune de profiteurs, qui l’ont laissée en rade dès que son « aura » à commencer à se ternir.
Charlie a beaucoup voyagé avec son enfant, à la recherche de sa liberté. Elle s’est approchée, s’est instruite de toutes les religions possibles. Les a pratiquées les unes après les autres, elle voulait comprendre, ressentir ce que d’autres ne sauront jamais. Au bout de deux ans d’errance, de quête spirituelle, elle est rentrée chez elle, s’est cachée dans une demeure toute simple, entourée de bois, tout près de la mer, elle qui n’a connu que palace et courbettes…
Pour se chauffer, avec son petit bout de chou, elle doit ramasser du bois mort. Elle prépare la vieille cheminée, des flammes illuminent la pièce, les ombres dansent en même temps. Chez elle, pas de superflu, juste l’essentiel, comme chez sa grand-mère qui a une place importante dans son cœur.
Les années sont passées, son fils va à l’école du village. Car, oui, bien sûr, pour qu’il ait une vie sociale, elle se devait de la lui offrir. Elle a donc opté pour une petite villa en pierre meulière, qui lui rappelle l’authenticité des anciens. Elle l’a aménagée pour faire chambre d’hôtes. Avec Sam, « son aide à tout faire », elle cultive son jardin, fait du compost, mange les œufs de ses poules, et petit à petit est devenue écolo. Elle se plaît à faire la cuisine pour régaler ses vacanciers du monde entier, qui repartent toujours ravis de leur séjour. Maintenant, elle voyage à travers les anecdotes et les photos qu’elle partage avec ses passagers d’un ou deux soirs.
Elle a trouvé sa voie, elle est sereine et tolérante. Elle a eu une vie hors norme, et ne veut rien de tout ça pour son fils. Sa vie d’avant n’était que rencontre du destin, ce n’était pas un choix de sa part. Elle s’est laissé embarquer dans des artifices qu’elle ne regrette pas, puisque c’est « grâce ou à cause de ça » qu’elle est devenue celle qu’elle est aujourd’hui. Elle se dit souvent « J’aurai aimé une vie normale ».
Pour conclure, personne ne choisit ses parents, s’ils sont riches ou pauvres, lettrés ou analphabètes, souples ou intolérants, alcooliques ou sobres etc… Étant enfants, on subit ce que les adultes décident de faire pour nous. Certains ont la chance d’avoir des parents ouverts vers un meilleur avenir pour leur progéniture.
Mes parents ont eu une vie de chiens (Paix à leurs âmes). Pour leurs enfants, ils ont cru faire de leur mieux (c’est ce que je pense avec le recul) mais, certains de mes frères et sœurs, comme moi, n’ont pas eu la chance d’être un de leurs préférés. On s’est élevés sans amour, sans nous apprendre ce qu’est la réussite, la ténacité, la rage de vaincre. On a tous été un peu bancals, certains se sont redressés, mais avec toujours une peur au fond de nous qui nous empêchait d’avancer. Comme eux, j’ai sué, beaucoup galéré, mais je ne voudrais jamais revivre cette partie de ma vie.
J’aurai aimé une vie normale…

De Catherine

Tribunal des flagrants délires

— Alcool et stupéfiants : vous avez fait fort, Mademoiselle Jones ! Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Je suis désolée, Monsieur le Juge !
— Oui, mais encore ? Comment une jeune femme comme vous peut-elle tomber si bas après avoir été si haut ?
— Ben oui, c’est ça le problème : si haut et maintenant si bas ! Oui je suis responsable des faits qui me sont reprochés, mais je ne suis pas la seule coupable.
J’accuse mes parents qui, dès mon plus jeune âge, m’ont propulsée sur le devant de la scène. J’étais bien trop petite pour me rendre compte. On m’appelait l’enfant prodige ! Alors, j’accuse mes parents de m’avoir exhibée comme une poupée de foire, mais pas n’importe laquelle, une poupée à la voix d’or, s’il vous plait !
J’accuse mes parents de m’avoir harcelée de cours de chants à longueur de journée et de m’avoir façonnée à leur manière pour satisfaire leurs propres envies de gloire.
J’accuse mes parents de m’avoir traitée comme une princesse aux yeux de certains, mais à mes yeux comme un taureau qu’on bichonne pour qu’il ait le premier prix au Salon de l’Agriculture.
J’accuse mes parents de m’avoir privée de mon enfance, de celle qui m’aurait construite comme n’importe quel autre enfant. Je n’ai jamais eu de petites copines pour jouer des heures durant avec elles. Pas le temps : cours particuliers à domicile, répétitions, coiffure et manucure, essais de toilettes, prestations devant des parterres de gens si émus de cette petite qui chantait comme une diva et qui leur tirait les larmes. Adulée des grands et des petits qui auraient tant aimé être à ma place ! Les pauvres ! S’ils savaient …!
J’accuse mes parents de m’avoir fait croire que c’était ça la vraie vie , et de m’avoir persuadée que j’étais la meilleure et que ça durerait toujours.
J’accuse mes parents de ne m’avoir fait manquer de rien, alors qu’en réalité, j’ai le sentiment d’avoir manqué de tout, de l’essentiel pour une petite fille.
Je les accuse de m’avoir rendue complice de leur délire égocentrique, parce qu’ils ne l’ont pas fait pour moi, mais uniquement pour eux, en propriétaires qui avaient une pépite dans leur jardin.
J’accuse mes parents d’avoir sapé mon vrai Moi, au profit d’un Moi de pacotille que je déteste, parce que ce n’est pas Moi.
Je les accuse de m’avoir perdue dans un monde qui n’est pas le mien, et de m’avoir rendue inapte au vrai monde.
Alors, oui je bois, Monsieur le Juge, parce que je cherche à être une autre , et ne sais pas trouver le bon chemin.
Alors oui, je me drogue, Monsieur le Juge, parce que je ne supporte pas qui je suis, et que la drogue me permet de m’oublier. Vous me direz que tout ça n’est qu’illusoire, mais ma vie n’a jamais été qu’illusion, une illusion dans laquelle je me suis perdue.
Aussi étonnant que cela puisse vous paraître, je vous assure que j’aurais aimé avoir une vie normale.

De Marie-Laure

L’impératrice


En ces temps-là, dans mon pays, les hommes étaient au pouvoir, l’empereur était entouré d’une kyrielle de conseillers, le trône revenait au premier fils de l’empereur. Dans toute la société, les hommes faisaient commerce de leurs récoltes et manipulaient l’ écu. Les femmes étaient cantonnées aux tâches ménagères et aux travaux des champs.
Il se trouve que le dernier empereur du Frieland était mon arrière grand ‘ père. De dix ans, l’aîné de son épouse, toute la cour se désolait car il n’avait toujours pas de descendance. Dans son dos, les commentaires étaient plutôt acerbes envers son épouse et d’aucun n’aurait vu aucun souci à ce qu’il la congédie. Même avec le poids des années de vie commune, l’empereur était fou amoureux de sa dulcinée, car elle chantait comme siffle le rossignol libre. Elle jouait de la viole à faire pâmer toutes les fleurs du patio. Elle chevauchait les larges plaines de l’empire, lumineuse comme une licorne. En un mot comme en cent, il aimait trop son épouse pour la répudier, même si son ventre restait sec comme ses terres lors de la grande sécheresse. Jamais il ne connaissait l’ennui auprès de sa compagne, il lui était attaché comme un nouveau – né qui ouvre les yeux vers sa mère, sachant que cette relation le guidera et l’aidera à grandir.
Il était de plus en plus souvent sous la pression de ses hauts conseillers, c’ était toujours le même refrain : l’ absence de succession et l’avenir de l’empire. s’il venait à partir sans avoir pris de décision, ce serait la guerre assurée entre les différentes lignées familiales.
Conscient de tout cela, un soir, l’empereur se rendit à la grotte sacrée pour y méditer. Passer les cinquante premiers mètres ouverts aux promeneurs, il prit le chemin sacré, se glissa le long du boyau exigu, il remonta la matrice jusqu’ au lac souterrain. L’ accès au ventre de la terre était autorisé au seul empereur, il y venait pour y chercher l’inspiration lorsqu’un conflit menaçait. Pas à pas, en suivant tout un rituel transmis par son aïeul, il exposa aux parois suintantes son problème, guettant la lumière qui viendrait éclaircir sa décision. Il en ressortit ragaillardi, comme un adolescent vivant ses premiers émois amoureux.

Lorsque le soleil fut au zénith, il réunit toute sa cour et informa de sa résolution : ce jour il décréta qu’il nommait son épouse impératrice du Frieland. Ce fut un virage historique dans les coutumes et us de mon pays, l’ éducation des filles s’en trouva bouleversée. Très tôt en classe, on leur apprenait à prendre la parole en public et à poser leurs conditions face à tel ou tel commerce ou arrangement. Mon arrière grand ‘ mère, avant de s’éteindre, décréta que dorénavant le pouvoir se transmettrait de femme en femme.
Ma grand-mère prit le relais et assura son règne avec tact et détermination. Le Frieland était un coin de terre où il faisait bon vivre, en bon intelligence avec les pays limitrophes. Pour parfaire leurs études, développer leur culture générale, il était de bon ton d’envoyer les filles de la noblesse dans les meilleures universités étrangères. Au fil du temps, la place de la femme a radicalement évolué. Toutefois, l’attachement à la religion et aux anciennes mœurs, n’ autorisait pas dans la lignée impériale surtout, un enfant hors mariage.
Lors de ses études, ma mère aimait fréquenter le Café de Flore, elle participait aux débats et aimait photographier ces soirées parisiennes. De fil en aiguille, de débats en argumentations aiguisées, elle est tombée sous le charme d’un poète, un peu bohème mais tellement fin dans ses propos ! C’est ainsi qu’après être diplômée, elle fut sommée de prolonger son séjour de plusieurs mois, pour revenir au pays en future impératrice, prête à se marier à son prétendant issu des rangs de la noblesse locale. Toute protestation s’avérait vaine, une solution serait trouvée pour confier l’ enfant, à une lointaine lignée familiale. Il y serait soigné, éduqué au mieux et ne manquerait de rien, mais, il était impératif qu’il ne porte pas le nom de la l’impératrice.
Je m’ appelle Rita, je suis une jeune femme sans histoire, je me suis toujours bien intégrée dans ma famille d’adoption et dans mes études. Je connais mes origines, je sais être l’enfant caché de celle qui est maintenant l’impératrice du Frieland, mon père n’a jamais été évoqué qu’en terme de géniteur. Je n’ai jamais fait de vague, j’ai toujours gardé le silence. J’ai souvent été amenée à déménager pour brouiller les pistes. J’ ai toujours été très vague lors de conversations, même avec mes amies les plus intimes. Tout se passe comme si je n’étais jamais totalement moi, entièrement sujet de mon discours. J’ai parfois eu des velléités de militantisme féministe, avec au fond de moi le secret espoir, qu’un jour , dans mon pays, les mœurs évoluent.
Aujourd’hui mon ventre est fécond et le poids du secret m’ étouffe. Quelle place a mon histoire face à l’histoire de mon pays ? J’aurais aimé avoir une vie normale.

De Pascale

Certains prétendent que notre âme choisit ses incarnations, qu’elle décide par avance des expériences à vivre au fil de ses passages. Si ces affirmations sont avérées, alors il est des âmes bienveillantes et d’autres, bien téméraires .
Aujourd’hui fatigué, à l’aube du grand départ, les souvenirs m’assaillent. Et sans le provoquer, je revisite les tribulations de la mienne.
Tout a commencé dans la douceur d’une soirée estivale. Les yeux encore mi-clos, niché dans la chaleur du corps de ma mère, j’ai perçu très vite qu’il me faudrait partager son sein avec mon frère.
Les premières semaines furent tendres, la couche douillette et les câlins abondants. Pourtant, à peine le sevrage achevé et sans avoir le temps de comprendre, du sein je fus arraché et de mes frères séparé.
Dans la voiture qui m’éloignait, au ton de l’homme qui conduisait, j’ai senti qu’il valait mieux me faire oublier. J’avais raison ! A peine arrivé dans mon nouveau foyer, il m’a fallu m’adapter. Plus de couche douillette, en place une vielle couverture nauséabonde. Je ne comprenais rien à ce nouveau monde où les coups pleuvaient sans motif, où la nourriture manquait, où les cris fusaient inlassablement. Triste, apeuré, peu à peu je me suis replié, attendant dès l’aube que la nuit revienne. Avec elle, je m’évadais, rêvais d’étoiles et de liberté…
Le temps s’est écoulé, les années ont passé, mon caractère s’est forgé, et lentement l’idée a germé. L’idée de m’échapper. Ce qui ne fut pas, le moment venu, si compliqué.
C’est alors que j’ai connu mes premiers jours d’errance et mes premières nuits sous les ponts. Mais cette période fut aussi celle des belles rencontres. J’ai croisé ces hommes perdus, souvent hagards, matériellement démunis mais si dignes, que l’on nomme SDF. Nombre d’entre eux m’ont accueilli comme ami, et avec eux j’ai appris à fouiller les poubelles, trouver un abri pour la nuit et partager ce que l’on n’a pas.
Ces années sans foyer furent parfois difficiles mais si riches, si libres ! Jusqu’à cette nuit où de nouveau je n’ai pas compris .
Pas compris la soudaine violence puis, très vite, les sirènes, les uniformes et les barreaux qui referment les portes de la prison. Là commence un long travail de résilience. Muselée ma liberté ! Les interminables journées ne sont rythmées que par l’heure de la promenade , la distribution des portions et les gémissements alentour .
Chaque jour, un nouveau détenu nous rejoint. Peu importe d’où il vient, peu importe son histoire, pour lui aussi la résilience prendra du temps.
Je suis fatigué, plus très alerte, les années se sont écoulées. Pourtant, un matin, agrippées aux barreaux de la cage, des petites mains d’enfants !
« Maman ! Papa ! Venez voir, on a choisi, c’est lui, c’est lui qu’on veut ! »
Eclats de rires, discussions enthousiastes, j’entends sans écouter, sans oser y croire.
Pourtant la porte du box s’ouvre. Caresses, câlins sur mes poils ternes, mots doux. Lentement je m’ébroue. On me passe un collier autour du cou et j’écoute :
« Viens le chien ! Viens ! »
Tout s’accélère. A peine le temps d’un au revoir pour mes amis prisonniers que déjà je suis confortablement installé sur la banquette arrière d’une voiture, cerné par deux adorables têtes rousses.
Les mois qui suivent ont comme un avant-goût de paradis. Mes nouveaux maîtres ne sont que tendresse et respect. Le temps s’écoule entre jeux et siestes dans un panier moelleux.
Mais ce soir, me voici définitivement arrivé au bout du chemin. Mon âme est prête pour le grand passage. Alors, avant mon dernier souffle, le flanc niché dans le moelleux du tapis, au regard de ma vie de chien, je m’interroge : est-ce que j’aurais aimé avoir une vie normale ?

De Laurence D

La journée aurait pu se dérouler de façon ordinaire, j’aurais pu partir à mon travail comme n’importe qui, me réveiller comme le font des milliers de personnes le matin, me préparer, m’habiller, boire un café, peut-être donner des croquettes à mes chats, sortir le chien, si j’en avais un, pour la première sortie-pipi de la journée, envisager des tas d’autres choses à faire comme quelqu’un avec une vie ordinaire… Mais non, ce n’était pas le cas.
Ce coup de fil arriva aux premières heures du matin, la nuit avait été courte. Nous avions, mon coéquipier et moi, fait la tournée des bars pour procéder à des interrogatoires de témoins potentiels sur les affaires de meurtres dont nous nous occupions, témoins appartenant à la vie nocturne de la ville qui avaient peut-être assisté à la scène du crime sur le parking du bar « la Belle étoile » la nuit dernière. Personne, en définitive, n’avait rien vu. Personne n’avait remarqué cet homme retrouvé mort, poignardé aux portes de l’établissement. Chou blanc sur toute la ligne.
A 5 h du matin, à peine arrivé chez moi, je m’étais écroulé mort de fatigue dans un fauteuil, lorsque je fus réveillé par la sonnerie de mon portable. J’avais l’impression de m’être à peine assoupi, ce qui était le cas d’ailleurs.
C’était le poste de police qui appelait, un nouveau cadavre avait été découvert dans une rue proche de l’endroit où avait eu lieu le meurtre précédent. Même mode opératoire selon les observations de la patrouille arrivée sur place suite à un coup de fil anonyme.
John, mon collègue et moi, nous n’avons pas été longs à nous rendre sur place. La fatigue nous embrumait un peu l’esprit, cela faisait bientôt quinze jours que nous vivions le même scénario presque chaque nuit : un tueur en série sévissait dans le quartier des bars de la ville. La victime était en général un homme seul de préférence, qui était tabassé à mort à l’aide d’un gourdin vraisemblablement, le crâne fracassé. Il tenait serré dans sa main droite un simple morceau de papier sur lequel était inscrit en grosses lettres rouges majuscules le mot VENGEANCE. Encore un ou une détraquée qui faisait payer à de pauvres bougres une rancœur, une frustration dans sa vie de « malade ».
Cela faisait dix ans que je travaillais au service des morts violentes, des tueurs en série principalement et je ne comprenais toujours pas ce besoin de réitérer encore et encore des crimes odieux et sans justifications, à mes yeux d’homme « ordinaire ». Il me fallait traquer sans relâche ces types d’individus.
Je ne me souvenais pas d’avoir vécu une journée tranquille depuis longtemps. Mon mariage n’avait pas duré au-delà de deux années. Très rapidement ma femme n’avait pas supporté mes horaires et mes histoires sordides qui étaient mon lot quotidien. Malgré sa bonne volonté et sa compréhension qu’elle avait su déployer au début de notre relation, elle en a eu vite assez de ne pas avoir une vie normale avec un mari tout aussi ordinaire. Nos projets de sortie ou de voyage finissaient par éclater en vol et elle partait seule. Puis elle me quitta.
Je me retrouvais avec mes enquêtes, mes horaires et ma solitude. Je me jetai à corps perdu dans le travail, oubliant ce que pouvait être une vie standard. J’en oubliais de manger, lorsque nous étions en planque ou bien plongés dans nos recherches, le temps n’avait plus cours.
Parfois ou plutôt régulièrement je me disais que j’aurais aimé avoir une vie normale.

De Nicole

Destinée

De mes grands-parents paysans et d’un grand-père cuisinier des Romanov puis de Lénine et Staline, j’ai gardé le souci du travail bien fait.
Mes parents, ouvriers me battaient.
A l’école, j’étais méprisé, je me défendais avec les poings, Vlad, un bagarreur de première.
Après mes études de Droit, je suis devenu Lieutenant-Colonel, espion du KGB, puis conseiller aux Affaires Internationales dans le giron de mon mentor.
Mon nom prédestiné pourrait se traduire par chemin.
Bientôt septante ans (soixante-dix) ans, deux unions, six enfants, tel un deus ex machina, je règne en maître sur mon pays.
Longtemps méprisé par les pays occidentaux, je suis devenu incontournable.
Le richesse énergétique de mon pays m’a ouvert bien des portes.
J’ai mis en place un système de protection sociale en rupture avec le passé, assuré la pension des travailleurs, revisité les soins de santé.
Ce qui m’a valu l’adhésion du petit peuple.
Moi je suis riche.
Je rêvais d’agrandir ce que j’appelle Mon Empire, celui de Pierre Le Grand.
Je concrétise ce rêve en mettant à feu et à sang le pays voisin, celui que l’on appelle « Terre de sang ».
Les occidentaux unanimement me condamnent, sanctions, embargo, mais cela renforce ma détermination.
Je suis un démiurge sans empathie aucune. Il n’y a que Moi.
Mais souvent je me demande « à quoi bon tout ça, que restera-t-il de mes ambitions après la mort ?
Et pourtant, parfois, j’aurais aimé avoir une vie normale.

De Marie-Josée

La médaille


Je me suis encore endormie. Zut, j’ai raté le podium. Je regarderai la remise des médailles en replay .
Kathia est championne olympique, médaille d’or, le graal pour tous les sportifs, pour leurs familles, pour leurs régions, pour leurs nations. La gloire. Télé, journaux, réseaux sociaux. Lui envoyer un message de félicitations avant que j’oublie. J’irais peut-être à l’aéroport pour l’accueillir, si mes jambes ne me font pas trop souffrir…
Elle est si belle avec ses longs cheveux, ses beaux yeux bleus, son sourire éclatant, comme moi à son âge.
Petite, j’aimais bien nager. J’aimais sentir glisser l’eau sur ma peau, plonger dans ce monde bleu qui ne reflétait pas le ciel mais seulement le fond peint de la piscine.
Je distançais allègrement mes copines quand on faisait des longueurs, tapait fièrement le rebord en criant ‘’prems’’. L’œil avisé de mon professeur de sport avait décelé en moi un ‘’grand potentiel’’ persuadé d’avoir repéré une future championne.
Il avait proposé à mes parents de s’occuper de moi. Ils étaient comme la plupart des parents, voulaient le meilleur pour leurs enfants, en l’occurrence pour moi.
Il était devenu mon entraîneur, avait obtenu carte blanche. Il décidait de tout, de ce que je devais manger, des horaires et de la fréquence des entraînements, des compétions auxquelles je devais participer. J’engrangeais les titres les plus prestigieux : championne d’Europe, du monde, il ne manquait que la médaille d’or des Jeux Olympiques.
Quatre années pour se préparer, pour participer, pour gagner. Quand mes performances n’étaient pas à la hauteur de ses attentes, il trouvait toujours le bon produit pour m’aider à m’améliorer à grappiller quelques minutes, quelques secondes.
Quand mon corps commençait à se transformer et que je m’inquiétais, tout le monde me rassurait en me disant, ça finirait par s’arranger, une médaille d’or mérite bien quelques efforts et quelques concessions.
Je nageais toujours plus, toujours plus vite, pas de répit, rester focalisée sur l’objectif. Tout le monde était derrière moi, surtout ne pas les décevoir tant pis si les poils poussaient sur ma poitrine, si de pur-sang je suis devenu cheval de trait, j’exécutais le plan, j’étais devenue une machine à gagner.
Le grand jour est arrivé, je défilais dans le stade pour la cérémonie d’ouverture, je saluais la foule, la famille, les amis par caméra interposée. C’était grandiose, magique.
Les compétitions ont commencé, j’ai bien démarré, j’étais première, puis deuxième, puis troisième, quelques secondes ont manqué pour le podium, je me suis retrouvée au pied : quatrième.
Que s’était-il passé ? J’étais bien préparée, je n’avais pas démérité, pourtant la médaille m’a échappé. A la cérémonie de clôture je me disais que l’essentiel c’était d’avoir participé. Je voulais arrêter ma carrière mais on ne m’a pas laissée faire. Je les entends encore dire :
—Il faut te ressaisir, tu es encore jeune, dans quatre ans tu peux gagner si tu mets le paquet.
J’ai continué. On comptait sur moi, j’en étais capable, j’avais encore de la ressource, de la marge de progression, ils la voulaient cette médaille, il fallait la leur ramener.
Un jour mon corps s’est révolté. Ambulance, hôpital, repos total. Le rêve est devenu cauchemar, ma carrière brisée, un corps difforme et douloureux, un suicide raté comme le podium.
Ceux qui m’ont applaudie m’ont oubliée, se sont tournés vers les nouveaux jeunes espoirs susceptibles de concrétiser les rêves. Seul un journaliste qui faisait un reportage sur le dopage m’a demandée ce que je pensais de la vie d’une championne, je lui ai simplement répondu que ‘’J’aurais aimé avoir une vie normale’’.

De Lisa

Inspiré de la chanson « Beau-papa » de Vianney

Bella-Mama

Il n’a pas prévu de remplacer sa mère
Entre nous, victime d’une bipolaire

Y’a pas que les gènes d’une famille
Des victimes qui s’aiment suffisent

Et si on croit dur comme fer
Que leurs cœurs peuvent être supporters

Ils deviendront beau-fils, Bella-Mama
Prend sa main du fiston que tu n’as pas

Il t’attendait pas
Elle te laisserait pas
Même sans l’même sang, rien ne les séparera

Non, elle ne volerait jamais la place de la « peste »
Sur son visage, on voit la ressemblance du petit frère

Depuis le suicide du père avec sa carabine
Le jour de ses 65ans où la retraite tombe en ruine

Et si on croit dur comme fer
Que leurs cœurs peuvent être supporters

Ils deviendront beau-fils, Bella-Mama
Prend sa main du fiston que tu n’as pas

Il t’attendait pas
Elle te laisserait pas
Même sans l’même sang, rien ne les séparera

Il n’a pas prévu de remplacer sa mère
La gentillesse de cette dame a fait tout le reste

Y’a pas que les gènes d’une famille
Des victimes qui s’aiment suffisent

Et si on croit dur comme fer
Que leurs coeurs peuvent être supporters

Ils deviendront beau-fils, Bella-Mama
Prend sa main du fiston que tu n’as pas

Il t’attendait pas
Elle te laisserait pas

De beau-fils, Bella-Mama

se disant «J’aurais aimé avoir une vie normale ».

Poème de Sylvia Camelo, « Poème—danse », proposé par Françoise T (en dehors de la proposition d’écriture)

Explosif
Corps apathique
Romantique
Lunatique
Corps athlétique
Esthétique
Empathique

Corps amoureux
Impétueux
Ambitieux
Corps tempétueux
Orageux
Dangereux
Corps voluptueux
Scandaleux
Majestueux
Corps entre-deux
Délictueux
Volumineux

Corps qui parle
Corps qui aboie
Corps qui exclame
Corps qui boit
Corps qui crie
Corps qui bat
Corps encore
Et encore mille fois.

Vous avouerez que quel soit le point de vue, les souffrances de la vie sont insupportables!

J’espère que vous avez apprécié ces textes. Un grand merci à toutes les autrices et tous les auteurs.  J’attends vos textes pour l’atelier d’écriture N° 126.

D’ici là, je vous souhaite une belle semaine créative.

Portez-vous et prenez soin de vous, même sans masque!

 Créativement vôtre,


Laurence Smits, LA PLUME DE LAURENCE


Passionnée de lecture et d’écriture, de voyages et d’art, je partage mes conseils sur l’écriture. L'écriture est devenue ma passion: j'écris des livres pratiques et des romans.

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